Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 19.djvu/455

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
451
ANALYSES.fouillée. La propriété sociale et la démocratie.

constitue, jusqu’à ce qu’elle arrive enfin à un état d’équilibre, qui ne peut jamais être que provisoire.

Au reste il est assez malaisé de concilier cet éclectisme économique avec la théorie que M. Fouillée a si fortement soutenue dans sa Science sociale contemporaine. Là il reconnaissait le caractère organique de la société ; dès lors il était, à ce qu’il semble, logiquement conduit au socialisme. Spencer, il est vrai, nie que cette conséquence résulte de sa doctrine et il est resté fidèle au vieux libéralisme anglais, mais c’est par suite d’une contradiction qui est le vice radical de ses derniers ouvrages. Pour l’individualiste, la société est une réunion de sujets autonomes, égaux dans leur liberté, échangeant entre eux leurs services, mais sans jamais dépendre les uns des autres. C’est donc un assemblage mécanique, et non un organisme vivant. Mais, dit Spencer, le cerveau de l’animal m’intervient pas dans la vie intérieure et ne fait que diriger les organes de relation. Les socialistes ne demandent pas davantage que le cerveau de la nation, c’est-à-dire l’État, le gouvernement proprement dit, dirige lui-même la production ou la répartition des valeurs : ils veulent seulement que les grandes fonctions sociales soient unifiées et centralisées comme les fonctions animales correspondantes. Dans le corps il n’y a qu’un système digestif, qu’un système circulatoire. Les globules du sang n’appartiennent pas à quelques cellules privilégiées mais à toutes indistinctement. Il en devrait être de même des richesses, le sang nourricier de la société : C’est en vain que M. Fouillée invoque le caractère conscient et volontaire de l’organisme social. Qu’importe ? Le socialisme lui aussi sera volontaire et conscient. Seul le communisme autoritaire croit pouvoir se passer de la réflexion et du libre consentement qu’il remplace par la contrainte.

M. Fouillée semble admettre, il est vrai, que, par définition, tout socialisme est despotique, ennemi de la liberté et de l’initiative individuelle et à l’appui de cette accusation il cite à plusieurs reprises Schaeffle et son opuscule sur la quintessence du socialisme. Mais ce n’est pas dans ce petit livre, destiné à la propagande, qu’il faut aller chercher les théories économiques de Schaeffle ; c’est dans son Gesellschaftliches System der menschlichen Wirtschaft et dans le troisième volume du Bau und Leben des socialen Körpers[1]. Or, dans ce dernier ouvrage, Schaeffle repousse avec horreur l’idée d’une société où l’État aspirerait et absorberait en lui toute l’activité nationale ; où la masse des citoyens ne serait plus qu’une matière malléable et docile aux mains d’un gouvernement tout-puissant. Une pareille conception lui parait aussi monstrueuse que celle d’un organisme où le sang pour circuler, demanderait des instructions au cerveau ; où l’estomac digérerait par ordre. Mais cela, ce n’est pas du socialisme ; ce n’est que de l’hypercentralisation administrative et Schaeffle lui-même la dénonce non comme un mal à venir qu’il faut prévoir et empêcher, mais comme

  1. B. u. L. III, 234-547.