Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 19.djvu/454

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
450
revue philosophique

III. — On voit d’après cet exposé l’infinie variété des questions auxquelles il est touché dans ce petit livre. Tous les problèmes, qui préoccupent aujourd’hui la conscience publique, sont successivement traités et avec une rare indépendance. Les économistes de l’école orthodoxe ont pour leur idéal un culte parfois superstitieux : la liberté est devenue pour eux une sorte d’idole, à laquelle ils sacrifient volontiers tout le reste[1]. M. Fouillée n’a pas cette foi exclusive. Assurément il aime beaucoup la liberté ; mais il croit aussi que la vie sociale ne serait pas plus mauvaise, si elle était plus régulière et mieux équilibrée. Il a dans l’initiative individuelle une grande confiance ; mais il lui semble que les choses n’iraient pas plus mal si on produisait moins et si on s’aimait plus. Il reconnaît que l’individu doit s’appartenir et disposer de lui-même ; mais il n’oublie pas que les enfants ont besoin d’une éducation et d’une discipline et que les hommes ne sont trop souvent que de grands et terribles enfants. En un mot, à moins qu’on ne compte beaucoup sur la Providence, comme faisait Bastiat, il lui parait difficile que du jeu spontané des égoïsmes résulte miraculeusement l’harmonie des intérêts.

On a tout dit sur le charme que donne aux livres de M. Fouillée sa brillante dialectique. Il ne fait pas un pas en avant, sans qu’un adversaire surgisse et qu’un combat s’engage ; quelque chose d’étincelant comme l’éclair des épées passe devant nos yeux ; et puis tout s’achève par une réconciliation. Mais ce procédé n’est pas pour notre auteur un simple artifice dramatique ; c’est avant tout une méthode scientifique. C’est, suivant lui, le meilleur moyen de prévenir les opinions exclusives et les jugements absolus. En effet, le sociologue ne saurait trop se défier des solutions simples ; car il n’est point d’esprit assez puissant pour embrasser d’un regard l’infinie complexité des évènements sociaux. Mais il ne faut pas oublier non plus que la richesse des détails, la variété des formes, la diversité des couleurs n’exclut nulle part l’unité de l’ensemble. Celle-ci ne fait que devenir plus savante quand la réalité devient plus complexe. Bien loin de disparaître, c’est chez les êtres supérieurs qu’elle se manifeste avec le plus d’éclat. Ce qu’il faut craindre par-dessus tout, ce n’est donc pas tant les principes absolus que les idées arides et sèches, immuables comme le roc, incapables de vivre et d’évoluer. Un système de pensées est destiné à figurer un système de choses ; il doit donc être vivant comme elles ; croître et se développer comme les vivants. C’est pourquoi il doit naître d’un germe, c’est-à-dire d’une idée simple à l’origine, mais qui peu à peu se divise, se différencie, éveille la vie autour d’elle, entraîne dans son tourbillon les idées et les faits qui tombent dans sa sphère d’action, s’organise, se

  1. Dans ses nos de novembre (page 354) et de décembre (page 535), Le journal des Économistes, tranchant hardiment une question qui divise les médecins, condamne les quarantaines au nom de la liberté. C’est pousser un peu loin le libre échange.