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ANALYSES.fouillée. La propriété sociale et la démocratie.

absolu, on peut le justifier par de bonnes et solides raisons. La société est composée d’individus libres : le suffrage universel permet la vie en commun, sans toucher à cette liberté. La société est une association, une sorte de compagnie anonyme où tous les intéressés doivent être consultés sur la direction de l’entreprise ; le suffrage universel n’est que l’exercice de ce droit. Enfin, la société est un organisme qui, pour se diriger, doit se connaître le suffrage universel est le meilleur moyen dont la nation dispose pour prendre conscience d’elle-même. « Par le suffrage, pourrait-on dire, toutes les cellules du corps politique sont appelées à prendre leur part de la vie intellectuelle et volontaire ; à devenir en quelque sorte des cellules conscientes et dirigeantes comme celles du cerveau. » Au moment du vote, l’électeur remplit une fonction : il représente la nation tout entière.

Malheureusement, comme toute chose relative, le suffrage universel est gros d’antinomies : antinomie entre la majorité et la minorité ; antinomie entre la quantité et la qualité des suffrages. L’éducation seule peut adoucir ces antagonismes. Il faut instruire la majorité pour lui apprendre à être modeste et modérée. Pour réconcilier le nombre avec l’intelligence, il faut répandre l’instruction. Tout le monde pourra sans danger participer à la puissance politique, quand chacun aura sa part de cet autre bien collectif : le capital intellectuel.

Seulement, il ne faut jamais perdre de vue quel est le but de l’instruction publique. Il s’agit de former non des ouvriers pour la fabrique ou des comptables pour le magasin, mais des citoyens pour la société. L’enseignement doit donc être essentiellement moralisateur ; détacher les esprits des vues égoïstes et des intérêts matériels ; remplacer la piété religieuse qui s’en va par une sorte de piété sociale. Or, ce n’est ni avec la règle de trois, ni avec le principe d’Archimède qu’on pourra jamais moraliser les foules. Il n’y a que la culture esthétique qui puisse aussi profondément agir sur les âmes. Sous l’influence de l’art les esprits s’élèvent, les cœurs s’échauffent, s’amollissent, deviennent ainsi plus pénétrables les uns aux autres et partant plus aptes à la vie commune. Il conviendra donc, dès l’école primaire, d’initier l’enfant à l’amour du beau. Toutefois cette éducation purement littéraire ne saurait évidemment suffire ; il faut en outre que le futur citoyen soit muni de notions précises en politique et en économie sociale. Dans l’enseignement secondaire, l’instruction devra devenir encore plus large et plus libérale. Au lieu de ce fatras de connaissances dont on embarrasse aujourd’hui la mémoire des élèves, on devrait faire une place de plus en plus grande à la philosophie des sciences, des arts, de l’histoire, et surtout à la philosophie sociale et politique. Enfin, il y aurait lieu de créer une instruction civique supérieure. Il faudrait dans nos facultés fonder des chaires pour l’enseignement des sciences sociales. Sur ce point, l’Allemagne nous a devancés depuis longtemps et pourtant l’opinion publique, parce qu’elle est chez nous plus puissante, aurait ainsi plus besoin d’être éclairée.