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revue générale. — histoire et philosophie religieuses.

maison : aussitôt elle double de valeur. Je ne me suis pas donné plus de peine ; je n’ai fait que profiter du travail d’autrui. De quel droit ? Et ce fait n’est pas une exception choisie pour les besoins de la preuve. Cherchons en nous-mêmes ce que nous ne devons qu’à nous ; le compte en sera vite fait ; notre bagage personnel n’est pas bien lourd. On se représente communément la personne physique comme une sorte d’île inabordable, où l’individu règne en souverain, d’où il ne sort que s’il veut, où l’on ne pénètre qu’avec sa permission. C’est pourquoi l’individualiste n’a rien plus à cœur que de protéger contre tout empiétement cette superbe indépendance. Vains efforts. Pendant qu’il se ramasse en lui-même pour fuir toute influence, le milieu où il s’agite, l’air qu’il respire, la société qui l’entoure, tout cela pénètre en lui, s’y imprime, le pétrit et le façonne, sans qu’il le voie, sans qu’il le sente et surtout sans qu’il ait à s’en plaindre ; car c’est ainsi que se forme la meilleure partie de lui-même.

Ainsi, dans toute propriété, outre la part de l’individu, il y a celle de la nature et celle de la nation. L’économie orthodoxe a le tort de méconnaître cette collaboration. Mais pour des raisons analogues le socialisme absolu n’est pas moins faux. Si l’individu ne fait pas tout, c’est par lui que tout se fait. Sans doute il a de nombreux auxiliaires ; il est pourtant l’agent essentiel de la production. Celle-ci ne sera féconde que s’il est excité à produire. Le sol aura beau être fertile, le peuple intelligent, la science en progrès ; si rien ne vient mettre en branle ce dernier mais indispensable levier, l’activité individuelle, il n’y aura pas un atome de valeur de créé et toutes ces richesses de la nature et de l’intelligence seront comme si elles n’étaient pas. Or le socialisme fait de la société une armée de fonctionnaires à traitement plus ou moins fixe. Dès lors chaque travailleur, n’étant plus directement intéressé à sa tâche, ne l’accomplira plus que machinalement. On pourra lui demander de l’exactitude, non du zèle. Absorbé dans la société, il se sentira trop peu de chose pour rien oser entreprendre. À quoi bon s’épuiser en efforts qui iront se perdre, anonymes et invisibles, dans cette masse énorme de l’État ? D’ailleurs l’État est une machine trop massive pour toutes ces opérations, si délicates. Comment pourrait-il adapter la production aux mille nuances de la demande ? Comment pourrait-il fixer la valeur des objets et la part qui revient à chacun ?

Mais si l’État n’est pas tout, il ne faut pas en conclure qu’il n’est rien. Il ne doit pas tout faire ; mais il ne doit pas tout laisser faire. Il a des fonctions économiques et des obligations déterminées. S’il ne peut lui-même ni produire ni distribuer la richesse, il peut du moins et il doit en régler la circulation. Il a pour devoir de veiller sur la santé sociale. Or chez tout vivant l’équilibre des forces, la juste proportion entre les parties est la condition de la santé. Il est donc mauvais que la richesse abonde ici pour manquer là et l’État doit mettre obstacle à cette monstrueuse inégalité. Pour cela quelles mesures conviendra-t-il de prendre ? C’est ce que décidera, suivant les circonstances, la sagesse des gou-