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revue générale. — histoire et philosophie religieuses.

chrétienne de la béatitude ; VI, de quelques erreurs de la métaphysique chrétienne. Nous ne saurions trop engager M. von Hagen, dans son intérêt, à ne plus joindre à l’envoi de ses volumes de petits prospectus roses ; on prend tant de plaisir aux seconds qu’on en oublie les premiers.

Si nous nous refusons à prendre au sérieux les élucubrations d’un wagnériste bouffi de lui-même, égaré dans la philosophie religieuse, nous nous inclinons avec respect devant la confession, aussi sincère qu’émouvante, à laquelle M. le comte Tolstoï a donné le nom de Ma religion[1]. Dans les époques de crise et de difficultés sociales, lorsque les âmes mystiques, qui cherchent un refuge dans la religion, se trouvent en face du mur infranchissable que leur oppose une puissante hiérarchie appuyée sur un dogme compliqué, elles font volte-face, se replient sur elles-mêmes et cherchent à réaliser dans un commerce, pour ainsi dire particulier, avec la divinité, les aspirations que l’Église, dans sa raideur hiératique, s’est montrée incapable de satisfaire. Ce phénomène est bien connu dans l’histoire des idées religieuses. À toutes les époques, il se reproduit dans des proportions plus ou moins larges, et la nôtre en favorise, il faut l’avouer, l’éclosion. Le comte Tolstoï nous déclare qu’il a été longtemps un adepte du nihilisme religieux et philosophique ; soudain la foi lui est venue, il a cru « à la doctrine de Jésus, » non pas telle que l’enseigne l’Église, mais dans son « vrai sens », qui est, on le pressent, celui d’un mysticisme piétiste.

Cette doctrine de Jésus se ramène, en effet, à cinq commandements : Ne vous mettez pas en colère ; Ne commettez pas l’adultère ; Ne prêtez pas serment ; Ne vous défendez pas par la violence ; Ne faites pas la guerre. — Quelle extension il leur donne, comment il justifie le sens dans lequel il les entend, c’est ce qu’on pourra rechercher dans le livre lui-même. Le tout est exposé avec une abondance un peu désordonnée, mais avec cette sorte de conviction joyeuse et candide, caractéristique du piétisme. Ce livre étant plutôt un symptôme de l’état des esprits dans un des groupes de la société contemporaine, qu’une étude d’histoire ou de philosophie, il n’y a pas lieu de nous y étendre longuement. Pour le piétiste, tout ce qui sort du cercle d’un petit nombre d’objets d’expérience quotidienne est nul et non avenu ; c’est forcément le cas de M. Tolstoï. Il ne paraît pas se douter que ce qu’il fait l’a déjà été à mainte reprise, sauf les nuances tenant aux circonstances diverses où les aspirations de la nature des siennes se sont produites. Il a vu la lumière, il voudrait la donner aux autres. Il offre à tous la recette qui l’a guéri, avec une éloquence familière que nous déclarons à la fois touchante et respectable ; mais cette recette échappe à la discussion par sa nature même d’expérience, ou si l’on préfère, d’impression personnelle.

Maurice Vernes.

  1. In-8o, 266 pages, Reinwald.