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complète. » Or il n’a jamais pu se réconcilier avec la pensée qu’un païen, qui ne connaissait pas le vrai Dieu, auquel l’idée de la création faisait défaut, qui avait perdu les traditions primitives du péché originel et de la rédemption à attendre, ait pu jeter les bases d’un système philosophique qui s’accorde en principe avec la religion ». Aussi bien, la véritable philosophie chrétienne doit naître sur le sol de la foi ; à cette condition seule, elle satisfera les besoins de la pensée.

Quel est, en effet, le premier dogme du christianisme ? C’est celui du péché originel, que proclame la déchéance de la raison humaine. Or toute la philosophie d’Aristote repose sur la foi en la rectitude de cette même raison ; il ignore qu’elle a été altérée et compromise par le péché d’Adam. Donc tout l’édifice qu’il a bâti, s’écroule, et la scolastique, en marchant sur ses traces, n’a pu faire œuvre définitive. Toutefois M. Justus montre quelque indulgence à l’endroit, tant d’Aristote, que des docteurs du moyen âge ; mais il ne saurait pardonner aux néo-scolastiques, lisez à l’école thomiste contemporaine, de rééditer une doctrine que nos connaissances actuelles condamnent. Ils ne s’aperçoivent pas, les malheureux, que nos facultés expérimentales de pensée et de langage sont affectées de la tache originelle, qu’ils s’appuient ainsi sur une psychologie empirique, incapable de servir de point de départ et de base à une philosophie digne de ce nom. Les récents progrès de la science comparée du langage et de la religion ont fait heureusement ressortir un point fixe. À l’empirisme de la connaissance humaine, viciée dans sa source même, il convient d’opposer l’autorité de la langue, considérée « comme un tout organique, donné d’une façon objective qui porte en lui-même sa loi de formation, sur lequel personne ne peut exercer une influence préconçue ». Or cette autorité du langage, lequel échappe aux fluctuations de la connaissance expérimentale ou empirique, n’est que « l’expression de l’autorité d’une pensée, qui domine l’homme et lui a été donnée d’en haut. »

Il n’est pas besoin de pousser plus loin pour voir que nous sommes en présence du paralogisme le plus formidable appuyé sur le plus étrange des malentendus. Toute erreur est respectable, surtout quand elle se présente sous la forme d’une œuvre très étudiée et très convaincue ; que dire cependant d’un auteur qui affirme gravement que « la conception de la nature et la connaissance des entités spirituelles, si elle veut être objective et fondée, doit être puisée dans les éléments objectivement donnés du langage (le divin ou le Logos dans le langage), non dans des idées formelles ou des abstractions logiques, qui sont placées sous la loi du péché » ? Si c’est là ce que M. Justus entend par se mettre à l’école de la linguistique et de la science comparative des religions, nous avouerons que nous ne nous attendions à rien de pareil. Quand on croit d’ailleurs aussi sincèrement que lui au péché originel, on s’étonne que quelque portion de l’esprit humain ait échappé au naufrage de l’ensemble. Sous ce rapport, je doute que M. Justus puisse soutenir aisément ses prétentions à l’extrême logique ;