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protecteur de la veuve. — C’était là une vaste et capitale doctrine, qui pénétra profondément dans le cœur des hommes et qui devait un jour foudroyer et pulvériser les nombreuses divinités du paganisme. » Soit, mais à quelle époque remontent ces pures conceptions ? À celle de Moïse répond l’auteur, dont je relève encore les expressions suivantes : « Les Israélites étaient arrivés au Sinaï en timides esclaves, ils le quittèrent transformés en saint peuple de Dieu, en peuple de prêtres, en peuple de droiture. Par l’application du Décalogue, ils devaient devenir les instituteurs du genre humain et une source de bénédictions pour lui. Les peuples du monde ne se doutaient guère que, dans un coin de ce monde, une chétive peuplade avait assumé la lourde tâche de les instruire. »

Non, en vérité, les peuples ne se doutaient pas de ce qui s’était passé au Sinaï ; nous ajouterons que les Israélites ne s’en doutaient pas davantage. Le tableau de la destination morale et religieuse du judaïsme esquissé plus haut, rappelle, à certains égards, des idées qui furent en faveur chez eux du viiie au ve siècle avant l’ère chrétienne, mais il est inadmissible de le placer à l’époque de Moïse, comme préface et frontispice des développements ultérieurs.

Mais je veux bien faire crédit à M. Grætz de huit à dix siècles, avant que les Israélites songent à remplir ce rôle d’instituteurs du genre humain que Moïse leur avait assigné. Voyons-les à l’œuvre quand les circonstances s’y prêteront. Voilà le retour de l’exil, la restauration jérusalémite et judéenne. Délivrés de tout souci politique, les descendants d’Abraham vont-ils se consacrer à l’œuvre de conquête pacifique dont le souci ne paraît pas les avoir obsédés jusque-là ? — On me parle de prosélytes, d’étrangers « même de toute nationalité » qui rendaient sincèrement hommage au dieu d’Israël et désiraient fermement suivre sa doctrine, et qui se joignirent à la petite communauté reconstituée, à cette sorte d’Église dont on fait volontiers remonter l’organisation à Esdras. Malheureusement, quand on cherche à se rendre compte de la valeur de cette assertion, on s’aperçoit qu’elle est fondée sur des textes de date douteuse et d’application incertaine. En revanche, voici des faits certains et dans un sens tout opposé. Les chefs des Juifs rentrés de l’exil reçoivent de leurs voisins, des Samaritains entre autres, des propositions de concourir aux travaux de la restauration ; ils les déclinent et se les aliènent à jamais par une attitude aussi hautaine que maladroite. La rupture, violemment consommée, des mariages mixtes, met le sceau à cette politique d’étroitesse.

De fait, dans le Judaïsme restauré, il y eut deux courants, l’un de concentration mesquine, d’épuration à outrance, d’exclusivisme, l’autre, de propagande plus ou moins libérale, dont les colonies juives en Égypte devinrent le principal siège à partir du IIIe siècle avant l’ère chrétienne. Il est singulier que M. Grætz n’en ait parlé que d’une façon très sommaire et très insuffisante et que les éloquentes généralités de sa préface soient aussi peu et aussi mal justifiées par le développement des faits qu’il présente.