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revue générale. — histoire et philosophie religieuses.

La traduction ou adaptation française de l’Histoire des juifs[1] de Grætz, œuvre classique en Allemagne que l’on devait songer tout naturellement à faire passer en notre langue, ne figure à cette place qu’en raison de la doctrine philosophique de l’écrivain. Au point de vue de la critique historique, les parties anciennes sont traitées, en effet, d’une façon très insuffisante et, qui pis est, très étroite ; M. Grætz professe une sorte de rationalisme, qui l’amène à sacrifier non seulement la réalité du merveilleux biblique, mais encore sa poésie. En revanche, sa philosophie de l’histoire est d’une hauteur, un peu raide il est vrai, à laquelle on ne saurait rester insensible. — Un premier service rendu au monde par le peuple juif, c’est qu’il a arraché l’humanité « aux erreurs d’une impure idolâtrie et à ses conséquences, la corruption morale et sociale. » Mais son grand titre, c’est d’avoir, avec les Grecs, créé la civilisation, « Tous deux, dit éloquemment M. Grætz, l’hellénisme et le judaïsme, ont créé une atmosphère idéale, sans laquelle un peuple civilisé est impossible. » Seulement comment se fait-il que « l’un des deux peuples créateurs, avec sa riche et merveilleuse organisation, a pu mourir, tandis que l’autre, si souvent à deux doigts de la mort, est toujours resté sauf, a parfois même acquis une vitalité nouvelle ? » Si les Grecs ont succombé, c’est qu’ils n’avaient pas assigné à leur vie un but, un but déterminé et réfléchi. « Ce but, cette tâche vitale, le peuple hébreu l’avait, lui… Un peuple qui connaît sa mission est fort, parce que sa vie ne se passe point à rêver et à tâtonner. Le peuple israélite avait pour tâche de travailler sur lui-même, de dominer et de discipliner l’égoïsme et les appétences bestiales, d’acquérir la vertu du sacrifice,… en un mot d’être saint. La sainteté lui inspirait d’austères devoirs, mais elle lui donnait en échange la santé du corps et celle de l’âme. L’histoire universelle l’a démontré. »

Tout l’intérêt de cette thèse, on le pressent, est dans sa justification par les faits. À quel moment le peuple israélite a-t-il pris conscience de sa mission ? Comment a-t-il compris et de quelle façon a-t-il réalisé l’office de propagande qui lui incombait ? Disons un mot de ces deux points.

M. Grætz relève l’intime alliance de la morale et de la religion dans l’antiquité. En présence du polythéisme et de la dissolution des mœurs qui vont de pair, vint « le peuple d’Israël, avec un principe tout opposé, proclamant un Dieu un et immuable, un Dieu saint, qui exige de l’homme la sainteté ; seul créateur du ciel et de la terre, de la lumière et des ténèbres ; Dieu haut et élevé sans doute, mais qui s’abaisse jusqu’à l’homme et s’intéresse particulièrement aux humbles et aux opprimés ; Dieu jaloux, — en ce sens que la conduite morale des hommes ne lui est pas indifférente, — mais aussi Dieu de miséricorde, qui embrasse toute l’humanité dans son amour, parce qu’elle est son ouvrage ; Dieu de justice, qui a le mal en horreur, père de l’orpheline,

  1. In-8o, tome I. De la sortie d’Égypte à l’Exode babylonien, 297 p.. ; t.  II, de l’Exode à la destruction du second temple (10 après J.-C.), 416 pages.