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la synthèse logique. Ce penchant au raisonnement abstrait se développe de très bonne heure chez les enfants, dans la première année de la vie, longtemps avant d’avoir appris à parler, comme l’a démontré avec beaucoup de justesse le professeur Setchénoff[1]. Ce penchant au raisonnement abstrait revêt parfois la forme réelle d’une expérience Lorsque mon enfant, âgé de huit mois, porta pour la première fois son attention sur la lune en décroissance, il se montra visiblement rappé à cette vue. Depuis ce temps, la contemplation de la lune devint son spectacle favori, et il exigeait qu’on le portât dans la chambre, d’où il pouvait jouir de ce tableau admirable. Ne voyant point de lune dans la journée, l’enfant était confondu ; en la retrouvant le soir, il en était transporté de joie. Ainsi s’étaient passés plusieurs jours, lorsque tout à coup, en voyant par la fenêtre le colombier, l’enfant entra dans une joie inexprimable, essayant en vain d’attirer mon attention sur l’objet qui le préoccupait ; je ne comprenais pas ses transports, mais l’énigme s’expliqua bientôt : l’enfant exigea qu’on le portât dans la chambre, d’où il contemplait habituellement la lune. Il commença à regarder à l’horizon et me fit comprendre que dans son imagination il s’agissait de la lune. Il était évident qu’il avait saisi la ressemblance de la lune et des ouvertures semi-lunaires du colombier, servant pour les entrées et les sorties des pigeons. En effet, ces ouvertures se détachaient très nettement, sous la forme de taches noires semi-lunaires, sur le fond clair des parois du colombier, et par leur forme rappelaient la lune à l’enfant. Dès lors la figure de la lune évoquait chez l’enfant le souvenir des ouvertures du colombier, ces dernières lui rappelaient la lune, et l’enfant passait d’une observation à l’autre. Bientôt il découvrit l’ouverture semi-lunaire, pratiquée dans la porte du poêle, et il aimait à associer les trois objets, exigeant qu’on le portât pour voir tour à tour le colombier, l’ouverture de la porte du poêle et la lune, ou du moins l’endroit, où la dernière devait se trouver. Si la lune était invisible, l’enfant témoignait de l’embarras, qui lui causait l’absence du troisième membre de son association favorite. Un demi-cercle de carton le plongea dans l’extase et devint son joujou de prédilection, en servant de substratum à son abstraction. Il est très remarquable que, depuis cette époque, une partie considérable de mouvements et de déplacements de l’enfant avaient évidemment pour cause le désir de trouver de nouveaux objets qui se rapprochassent de la série d’idées, fixées dans son cerveau. Ces faits prouvent que le mouve-

  1. Setchénoff, Éléments de la pensée, 1878, Messager de l’Europe (russe), avril, p. 491.