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monde suprasensible ; le sentiment a une contre-partie physiologique, comme il y en a une pour la sensation, pour l’idée, et pour le mouvement ; le sentiment s’accompagne d’une dépense de force nerveuse. Voilà ce que prouve l’expérience de l’aimant, car il est clair que cet agent physique ne peut modifier qu’un phénomène physique.

Maintenant, en quoi consiste cette modification ? Comparons, pour nous éclairer, la polarisation d’une émotion à celle d’une image : et prenons comme exemples l’hallucination du rouge et l’émotion de la gaieté. Le premier effet est commun : c’est la suppression. L’hallucination bilatérale du rouge disparaît ; de même l’émotion de la gaieté disparaît. Tel est le premier temps de l’action magnétique. Le second effet est probablement commun aussi ; c’est la paralysie. À l’hallucination du rouge, succède l’anesthésie du rouge ; la malade devient incapable de reconnaître la couleur des cartons rouges qu’on lui présente. Il est probable que la malade égayée par sugestion devient, au moment où sa gaieté cesse, atteinte d’une sorte de paralysie du sentiment de la gaieté. Ici, l’analogie supplée les preuves directes, qui nous font défaut. Enfin, le troisième effet nous paraît commun comme les autres : c’est la production d’un phénomène complémentaire. On sait que l’action magnétique remplace l’hallucination du rouge par une hallucination complémentaire du vert ; le vert est en quelque sorte l’opposé du rouge, puisque les deux couleurs, mélangées, se neutralisent et donnent du blanc. De même, dans la polarisation d’une émotion, on voit apparaître une émotion de nature contraire de la tristesse succède à la gaieté, de la bienveillance succède à la colère. En comparant les deux expériences, nous voyons que la polarisation d’une émotion est calquée sur la polarisation d’une image.

De là une conclusion d’une importance capitale, mais tellement inattendue, qu’on sera peut-être choqué de sa nouveauté. Cette conclusion, qui jette un peu de jour sur la nature des émotions, peut être formulée en ces termes : Il existe des émotions complémentaires, comme il existe des couleurs complémentaires. L’émotion de la gaieté par exemple a pour complémentaire l’émotion de la tristesse, de même que la sensation du vert a pour complémentaire la sensation du rouge. Des deux parts, le rapport et le même. C’est l’aimant qui nous permet d’établir ce parallèle, mais la simple observation des faits normaux le fait déjà pressentir. Tout le monde sait que la sensation prolongée d’une couleur amène normalement à un degré quelconque l’apparition d’une couleur complémentaire ; c’est ce qu’on appelle la sensation consécutive (négative). Il est également incontestable, quoique le fait soit d’une observation plus difficile,