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A. BINET et CH. FÉRÉ. — la polarisation psychique

suppliante, se jette sur l’expérimentateur en disant : « J’ai envie de l’embrasser », et il faut encore employer la force pour l’en empêcher. On observe ensuite des oscillations consécutives.

Dans ce dernier cas, comme dans les précédents, l’aimant polarise directement l’émotion suggérée, qui, en se transformant, amène une nouvelle série d’actes. C’est une polarisation émotionnelle, et non une polarisation motrice. Il faut bien comprendre cette distinction. L’aimant, s’il agissait uniquement sur un phénomène moteur, tel que l’acte de frapper, ne le remplacerait pas par l’acte d’embrasser : car l’opposition de ces deux actes tient à la différence du sentiment qu’ils expriment et non à la différence de leur caractère moteur. L’état d’émotion est donc le pivot sur lequel l’expérience tourne[1].

Examinons maintenant, sans plus amples citations, la nature des polarisations émotionnelles. Constatons un premier fait. Puisque les phénomènes affectifs subissent l’action de l’aimant, nous pouvons considérer comme démontré que les émotions ne se passent point, comme certains philosophes le croient encore, dans on ne sait quel

  1. Voici quelques autres exemples qui méritent d’être connus.

    Un jour, nous montrons à une de nos malades en somnambulisme un tube de caoutchouc, en lui disant que c’est un serpent. Notre somnambule se lève en sursaut, et s’enfuit au fond du laboratoire, en poussant des cris aigus. Nous allons, sans rien dire, nous placer derrière elle, et nous tenons un petit aimant près de sa tête. Au bout de quelques secondes, la malade se calme, elle revient vers le serpent de caoutchouc, elle lui sourit, elle se résout même à le saisir, quoique avec une certaine appréhension. Pendant qu’elle regarde avec intérêt cet animal imaginaire, nous soufflons sur les yeux de la malade. Elle se réveille brusquement, et s’aperçoit qu’elle tient entre les mains un serpent ; alors, rien ne saurait peindre son horreur et sa colère ; furieuse du tour qu’on vient de lui jouer, elle quitte le laboratoire, en nous déclarant qu’elle n’y mettra plus jamais les pieds. Cependant l’un de nous se hâte de la rejoindre dans la cour ; il ne lui adresse pas la parole, il se borne à la suivre dans la salle des malades, en tenant toujours un petit aimant derrière sa tête. La malade lui répète qu’elle ne retournera plus dans le laboratoire. Mais peu à peu, son humeur s’adoucit, et c’est spontanément qu’elle revient au laboratoire. On lui montre le serpent, en lui disant de le toucher ; après quelque hésitation, elle avance la main et caresse la tête du reptile.

    Ce qu’il y a de plus intéressant ici, c’est le contraste de l’état de veille et de l’état de somnambulisme. Pendant cette condition seconde, on arrive facilement à polariser chez notre malade le sentiment d’horreur produit par la vue du serpent ; mais cette polarisation s’évanouit au réveil, et il faut une nouvelle application de l’aimant pour la faire renaître. Ceci nous conduit à ajouter que l’aimant ne polarise pas indistinctement toutes les émotions d’un même sujet. L’action de l’aimant est un phénomène constant en nature et en degré, tandis que les émotions des malades sont de force très diverse. En général, les émotions implantées par suggestion hypnotique sont des états superficiels, tandis que les émotions spontanées, et qui sont de date ancienne, sont soutenues par des associations d’idées qu’il est difficile de modifier. C’est ainsi qu’on ne peut pas, avec l’aimant, forcer C… à aimer une personne qu’elle abhorre depuis des années, tandis que chez W… la haine pour cette même personne, étant moins ancienne et moins vigoureuse, peut être polarisée très facilement.