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A. BINET et CH. FÉRÉ. — la polarisation psychique

Si nous faisons cette remarque, c’est pour bien montrer que tout se tient dans nos expériences ; qu’elles ont une logique inflexible, dont nous ne nous sommes souvent pas doutés, et qui est supérieure à celle de nos esprits, car c’est celle de la nature ; et qu’enfin, dans ce vaste ensemble de recherches sur l’esthésiogénie, qui ne compte pas moins de cent expériences, il n’y a pas une seule lacune. Loin de là ; les phénomènes que nous avons cru découvrir dans les dernières expériences étaient déjà présents, sous une forme rudimentaire, il est vrai, mais sous une forme nettement caractérisée, dans les premières expériences de la série, qui auront bientôt une année de date.

En voici un exemple. On se rappelle que l’aimant est capable de transférer les mouvements de l’écriture. Si on donne à la somnambule la suggestion de faire des chiffres avec sa main droite et qu’on approche de cette main un aimant, voici ce qui se passe ; la malade se met à tracer des chiffres, avec sa main droite ; au bout de quelque temps, elle s’arrête, hésite, passe la plume dans la main gauche, et trace avec la main gauche une série de chiffres, qui sont renversés et disposés de gauche à droite, ainsi que le veut la symétrie. Ce transfert de l’impulsion d’écrire est certainement le fait le plus saillant de l’observation, c’est le seul qui attire le regard. Cependant il se passe quelque chose d’intéressant du côté de la main droite, quand cette main est devenue immobile ; seulement c’est là un de ces phénomènes qu’il faut chercher. Nous avions simplement constaté, au début, que pendant que la main gauche écrivait, la main droite était devenue incapable d’écrire ; et nous avions tenu compte de cette particularité en disant : « la malade est devenue gauchère de la main droite ». C’est la formule qu’on retrouvera dans notre premier travail[1].

La réalité est que l’aimant a produit dans la main droite une polarisation ; il a remplacé l’impulsion motrice par le phénomène inverse de la paralysie ; cette main droite a été frappée d’une paralysie systématisée ; tout en conservant la liberté générale de ses mouvements, elle a perdu les mouvements spécialement adaptés à l’écriture ; en un mot, la voilà agraphique. Substitution d’une paralysie adaptée à ce même mouvement adapté, n’est-ce pas le pendant de ce qui se passe dans l’anesthésie provoquée, où la sensibilité se trouve remplacée par l’insensibilité ? N’est-il pas intéressant de rapprocher ces deux manifestations esthésiogéniques et de leur imposer un nom unique qui en exprime le caractère commun, le nom de polarisation ?

  1. Revue philosophique (Janv. 1885, p. 10).