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diversité, au lieu de se fondre absolument l’une dans l’autre ; ce filet qui tombe peu à peu, c’est le temps.

On a dit que le temps était le facteur essentiel du changement et conséquemment du progrès. Il serait plus vrai de dire que le temps a pour facteur et élément fondamental le progrès même, l’évolution ; le temps est la formule abstraite des changements de l’univers. Dans la masse absolument homogène que, par une fiction logique, on a supposée quelquefois à l’origine des choses, le temps n’existe pas encore. Imaginez un rocher battu par la mer : le temps existe pour lui, car les siècles l’entament et le rongent ; maintenant, supposez que la vague qui le frappe s’arrête tout à coup sans revenir en arrière et sans être remplacée par une vague nouvelle ; supposez que chaque particule de la pierre reste à jamais la même en présence de la même goutte d’eau immobile : le temps cessera d’exister pour le rocher et la mer ; ils seront transportés dans l’éternité. Mais l’éternité semble une notion contradictoire avec celle de la vie et de la conscience telles que nous les connaissons. Vie et conscience supposent variété, et la variété engendre la durée. L’éternité, c’est ou le néant ou le chaos ; avec l’introduction de l’ordre dans les sensations et les pensées commence le temps.

M. Guyau.