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GUYAU. — l’évolution de l’idée de temps

rempli de joies ou de tristesses, et où il ne pourra plus jamais revenir, ni lui ni ses descendants.

S’il y a quelque amertume au fond de tout souvenir, même de celui qui est d’abord agréable, que sera-ce dans celui des douleurs, surtout des douleurs morales, les seules qu’on puisse se figurer et ressusciter entièrement ? Le souvenir douloureux s’impose parfois à l’homme mûr avec une force qui s’augmente de l’effort même qu’il fait pour s’en débarrasser. Plus on se débat pour y échapper, plus on s’y enfonce. C’est un phénomène analogue à celui de l’enlisement sur les grèves. Nous nous apercevons alors que le fond même de notre être est mouvant, que chaque pensée et chaque sensation y produisent des remous et des ondulations sans fin, qu’il n’y a pas de terrain solide sur lequel nous marchions et où nous puissions nous retenir. Le moi échappe à nos prises comme une illusion, un rêve ; il se disperse, il se résout dans une multitude de sensations fuyantes, et nous le sentons avec une sorte de vertige s’engloutir dans l’abîme mouvant du temps.

IV

De tout ce qui précède nous conclurons que le temps n’est pas une condition, mais un simple effet de la conscience ; il ne la constitue pas, mais il en provient. Ce n’est pas une forme à priori que nous imposerions aux phénomènes, c’est un ensemble de rapports que l’expérience établit entre eux. Ce n’est pas un moule tout fait dans lequel rentreraient nos sensations et nos désirs, c’est plutôt un lit qu’ils se tracent à eux-mêmes, et un cours qu’ils prennent spontanément dans ce lit.

Le temps n’est autre chose pour nous qu’une certaine disposition régulière, une organisation d’images[1]. La mémoire n’est que l’art d’évoquer et d’organiser ces images.

Point de temps hors des désirs et des souvenirs, c’est-à-dire de certaines images qui, se juxtaposant comme se juxtaposent les objets qui les ont produites, engendrent l’apparence du temps et tout à la fois de l’espace.

Le temps, à l’origine, n’existe pas plus dans notre conscience même que dans un sablier. Nos sensations et nos pensées ressemblent aux grains de sable qui s’échappent par l’étroite ouverture. Comme ces grains de sable, elles s’excluent et se repoussent l’une l’autre en leur

  1. Voir notre article sur la Mémoire et le phonographe (Revue philos., mars 1880).