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est même une des plus vives sources de nos peines, car son objet varie toujours à la longue et s’associe inévitablement au souvenir de choses qui ne sont plus, de choses perdues. La conscience est une représentation d’objets changeants ; mais elle ne change pas aussi vite qu’eux ; pendant qu’un milieu nouveau se fait auquel il faut que nous nous accommodions, nous gardons encore dans les profondeurs de notre pensée le pli et la forme de l’ancien milieu ; de là une opposition au sein même de la conscience, deux tendances qui nous portent, l’une vers le passé auquel nous tenons encore par tant d’attaches, l’autre vers l’avenir qui s’ouvre et auquel déjà nous nous accommodons. Le sentiment de ce déchirement intérieur est une des causes qui produisent la tristesse du souvenir réfléchi, tristesse qui succède, chez l’homme, au charme de la mémoire spontanée. Il y a dans la méditation d’un événement passé, quel qu’il soit, un germe de tristesse qui va s’augmentant par le retour sur soi. Se rappeler, pour l’être qui réfléchit, c’est être souvent bien près de souffrir. L’idée de passé et d’avenir n’est pas seulement la condition nécessaire de toute souffrance morale ; elle en est aussi, à un certain point de vue, le principe. Ce qui fait la grandeur de l’homme, — pouvoir se retrouver dans le passé et se projeter dans l’avenir, — peut devenir à la fin une source perpétuelle d’amertume. L’idée du temps, à elle seule, est le commencement du regret. Le regret, le remords, c’est la solidarité du présent avec le passé : cette solidarité a toujours sa tristesse pour la pensée réfléchie, parce qu’elle est le sentiment de l’irréparable. Aussi y a-t-il dans le simple souvenir, dans la simple conscience du passé, une image du regret et même du remords, et c’est ce que le poète a exprimé avec profondeur dans ce vers :

Comme le souvenir est voisin du remords !

Le souvenir est toujours la conscience de quelque chose à quoi nous ne pouvons rien changer, — et cependant ce quelque chose se trouve être attaché à nous pour toujours. Le remords aussi est le sentiment d’une impuissance intérieure, et ce sentiment même est déjà contenu vaguement dans le souvenir par lequel nous évoquons une vie qui nous échappe, un monde où nous ne pouvons plus rentrer. La légende sacrée raconte que nos premiers pères se prirent à pleurer lorsque, sortis du paradis perdu, ils le virent reculer derrière eux et disparaître : c’est là le symbole du premier remords, mais c’est aussi le symbole du premier souvenir. Chacun de nous, si peu qu’il ait vécu, a son passé, son paradis perdu,