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cristallisation intérieure, c’est le passé. Si l’onde est trop agitée, le dépôt se fait irrégulièrement par masses confuses ; si elle est suffisamment calme, il prend des formes régulières.

Le temps passé est un fragment de l’espace transporté en nous ; il se figure par l’espace. Il est impossible de modifier la disposition des parties de l’espace : on ne peut mettre à droite ce qui est à gauche, devant ce qui est derrière. Or, toutes les images que le souvenir nous donne, s’attachant à quelque sensation dans l’espace, s’immobilisent ainsi, forment une série dont nous ne pouvons substituer l’un à l’autre les divers termes. Aussi toute image fournie par le souvenir ne peut-elle être bien localisée, placée dans le temps, qu’à condition de pouvoir se localiser dans tel ou tel point de l’espace, ou encore d’être associée à quelque autre image qui s’y localise. Sans l’association à de petites circonstances, tout souvenir nous apparaîtrait comme une création. Est-ce moi qui ai imaginé et écrit quelque part : « La feuillée chante », expression pittoresque que je trouve en ce moment dans ma mémoire ? À cette interrogation une foule de souvenirs surgissent : des mots latins s’associent aux mots français ; à ces mots s’associe un nom, celui de Lucrèce. Enfin, si j’ai bonne mémoire, j’irai jusqu’à revoir le vieux petit volume déchiré sur lequel j’ai lu autrefois l’expression de Lucrèce : frons canit.

En somme, c’est le jeu des sentiments, des plaisirs et des douleurs qui a organisé la mémoire en représentation présente du passé et divisé ainsi le temps en parties distinctes. J’ai soif, je bois à un ruisseau. Un quart d’heure après, je revois le ruisseau, qui par association me rappelle ma soif. Mais, en réalité, je n’ai pas soif et l’eau fraîche ne me tente plus du tout. Et pourtant ma représentation est distincte, elle a un témoin : le ruisseau qui m’a désaltéré. Ainsi s’affirme le souvenir en face de la réalité actuelle, le passé en face du présent. L’animal même qui a bu au ruisseau commence à avoir dans la tête des cases distinctes pour le passé et pour la sensation présente.

Ce sentiment du passé n’a tout d’abord rien d’abstrait ni de scientifique ; il est associé au sentiment de plaisir que nous éprouvons à retrouver des choses déjà connues. Après avoir fait voyager un chien, ramenez-le à sa maison, il bondira de plaisir. De même un visage connu fera sourire un enfant, tandis qu’un visage inconnu lui fera peur. Il y a une différence appréciable pour la sensibilité entre voir et revoir, entre découvrir et reconnaître. L’habitude produit toujours une certaine facilité dans la perception, et cette facilité engendre un plaisir.

La distinction du passé et du présent est tellement relative que