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GUYAU. — l’évolution de l’idée de temps

est à deux heures d’ici », le temps n’est qu’une simple mesure de la quantité d’efforts nécessaire pour atteindre le village en question. Cette formule ne contient rien de plus que cette autre : ce village est à tant de milliers de pas, ou que cette autre plus abstraite : il est à tant de kilomètres, ou enfin que cette autre plus psychologique : il est à tant d’efforts musculaires. L’idée même de mouvement se ramène pour la conscience à la conception d’un certain nombre de sensations d’effort musculaire et de résistance disposées selon une ligne entre un point de l’espace où l’on est et un autre point où l’on veut être. Pourquoi cette idée, à l’origine, présupposerait-elle l’idée de temps ? Je fais plusieurs pas dans une direction donnée pour cela il y a eu des efforts musculaires analogues suivis de sensations différentes tout le long du chemin. Voilà la notion primitive du mouvement. Ajoutez que, les divers pas étant faits dans une intention déterminée, vers les fruits d’un arbre par exemple, les groupes de sensations que j’ai éprouvées se disposent dans mon imagination selon une ligne, les uns apparaissant plus loin de l’arbre, les autres plus près. Voilà à la fois le germe de l’idée de temps et de l’idée de mouvement dans l’espace.

Si je vais du point A au point B et que je revienne du point B au point A, j’obtiens ainsi deux séries de sensations dont chaque terme correspond à un des termes de l’autre série. Seulement, ces termes correspondants se trouvent rangés dans mon esprit, tantôt par rapport au point B pris comme but, tantôt par rapport au point A. Je n’ai alors qu’à appliquer les deux séries l’une sur l’autre en les retournant pour qu’elles coïncident parfaitement d’un bout à l’autre. Cette entière coïncidence de deux groupes de sensations, comme on sait, est ce qui distingue le mieux l’espace du temps. Quand je ne considère pas cette coïncidence possible ou réelle, je n’ai dans la mémoire qu’une série de sensations rangées selon un ordre de netteté. L’idée du temps est produite par une accumulation de sensations, d’efforts musculaires, de désirs ainsi rangés. Les mêmes sensations répétées, les efforts répétées dans le même sens, dans la même intention forment une série dont les premiers termes sont moins distincts et les derniers davantage. Ainsi s’établit une perspective intérieure qui va en avant, vers l’avenir.

Le passé n’est que cette perspective retournée c’est de l’actif devenu passif, c’est un résidu au lieu d’être une anticipation et une conquête. À mesure que nous dépensons notre vie, il se produit au fond de nous-mêmes, comme dans ces bassins d’où l’on fait évaporer l’eau de la mer, une sorte de dépôt par couches régulières de tout ce que tenait en suspens notre pensée et notre sensibilité. Cette