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bien moins à la succession nécessaire. Le rapport d’antécédent à conséquent, de prius à posterius, ne se dégagera que dans la suite par une analyse réfléchie.

Est-ce à dire que le temps ne soit pas déjà en germe dans la conscience primitive ? — Il y est sous la forme de la force, de l’effort, et, quand l’être commence à se rendre compte de ce qu’il veut, de l’intention ; mais alors, le temps est tout englobé dans la sensibilité et dans l’activité motrice, par cela même il ne fait qu’un avec l’espace ; le futur c’est ce qui est devant l’animal et qu’il cherche à prendre ; le passé, c’est ce qui est derrière et qu’il ne voit plus ; au lieu de fabriquer savamment de l’espace avec le temps, comme font Kant et Spencer, il fabrique grossièrement le temps avec l’espace ; il ne connaît que le prius et le posterius de l’étendue. Mon chien, de sa niche, aperçoit devant lui l’écuelle pleine que je lui apporte : voilà le futur ; il sort, se rapproche, et, à mesure qu’il avance, les sensations de la niche s’éloignent, disparaissent presque, parce que la niche est maintenant derrière lui et qu’il ne la voit plus ; voilà le passé.

En somme la succession est un abstrait de l’effort moteur exercé dans l’espace ; effort qui, devenu conscient, est l’intention.

Dans la conscience adulte, l’idée d’intention, de fin, de but, reste l’élément essentiel pour classer les souvenirs. Si nous avions simplement conscience de chaque action en particulier sans grouper ces diverses actions autour de plusieurs fins distinctes, combien la mémoire nous serait difficile ! Au contraire, l’idée de fin étant donnée, nos diverses actions deviennent une série de moyens, se rangent, s’organisent par rapport à la fin poursuivie de façon à satisfaire Aristote ou Leibnitz. Si je veux aller en Amérique, il s’ensuit que je veux d’abord passer la mer, et pour cela que je veux m’embarquer au Havre ou à Bordeaux. Toutes ces volontés s’enchaînent l’une à l’autre dans un ordre logique, et tous les souvenirs auxquels elles donneront naissance se trouveront du même coup enchaînés. Il y a dans la vie une certaine logique, et c’est cette logique qui permet le souvenir. Là où règnent l’illogique et l’imprévu, la mémoire perd beaucoup de prise. La vie absolument sans logique ressemblerait à ces mauvais drames où les divers événements ne sont pas rattachés l’un à l’autre, et d’où l’on ne retire que des images confuses qui se fondent l’une dans l’autre.

Comme l’intention, la fin poursuivie, aboutit toujours à une direction dans l’espace et conséquemment à un mouvement, on peut dire que le temps est une abstraction du mouvement, de la κίνησις, une formule par laquelle nous résumons un ensemble de sensations ou d’efforts distincts les uns des autres. Quand nous disons : « ce village