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GUYAU. — l’évolution de l’idée de temps

nom de futur. Un être qui ne désirerait rien, qui n’aspirerait à rien, verrait se fermer devant lui le temps. Nous étendons la main, et l’espace s’ouvre devant nous, l’espace que des yeux immobiles ne pourraient saisir avec la succession de ses plans et la multiplicité de ses dimensions. De même pour le temps : il faut désirer, il faut vouloir, il faut étendre la main et marcher pour créer l’avenir. L’avenir n’est pas ce qui vient vers nous, mais ce vers quoi nous allons.

À l’origine, le cours du temps n’est donc que la distinction du voulu et du possédé, qui elle-même se réduit à l’intention suivie d’un sentiment de satisfaction. L’intention, avec l’effort qui l’accompagne est le premier germe des idées vulgaires de cause efficiente et de cause finale. C’est par une série d’abstractions scientifiques qu’on arrive à leur substituer les idées de succession constante, d’antécédent et de conséquent invariable, de déterminisme et de mécanisme régulier. À l’origine, les idées de cause et de fin ont un caractère d’anthropomorphisme ou, si l’on veut, de fétichisme : elles sont le transport hors de nous de la force musculaire (cause efficiente) et de l’intention (cause finale). Ces notions métaphysiques ont à l’origine une signification non seulement tout humaine, mais tout animale, car le besoin à satisfaire et l’innervation motrice sont les expressions de la vie dans tout animal. C’est le rapport de ces deux termes qui, selon nous, a engendré tout d’abord la conscience du temps : ce dernier ne fut d’abord, en quelque sorte, que l’intervalle entre le besoin et sa satisfaction, la distance entre « la coupe et les lèvres ».

Aujourd’hui les psychologues sont tentés d’intervertir l’ordre de la genèse du temps. Remplis de leurs idées toutes scientifiques et toutes modernes sur la causalité, ils nous disent : la cause efficiente se réduit pour l’entendement à une simple succession d’antécédent et de conséquent selon un ordre invariable ou même nécessaire ; la cause finale se réduit de même à un rapport d’antécédent et de conséquent, à une succession. Puis, quand les psychologues arrivent à la question du temps, ils continuent de placer l’idée de succession à la racine même de la conscience : ils font consister cette dernière dans un rythme d’antécédents et de conséquents saisi sur le fait ; dès lors le prius et le posterius, le non simul, deviennent un rapport constitutif de la représentation même, une forme de la représentation, et une forme a priori. Selon nous, cette théorie met des idées scientifiques, venues fort tard, à la place des fétiches primitifs de la conscience, qui sont la force ou cause efficiente et le but ou cause finale. L’animal ne pratique que la philosophie de Maine de Biran, il sent et il fait effort, il n’est pas encore assez mathématicien pour songer à la succession, encore moins à la succession constante, encore