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morceau divisible en une infinité de présents mathématiques auxquels ne songe ni l’animal, ni l’enfant, ni l’homme vulgaire. Le vrai point de départ de l’évolution n’est donc pas plus l’idée du présent que celle du passé ou du futur. C’est l’idée de l’agir et du pâtir, c’est le mouvement succédant à une sensation.

L’idée des trois parties du temps est une scission de la conscience ; quand les cellules de certains animaux sont parvenues à tout leur accroissement possible, elles se divisent en deux par scissiparité. Il y a quelque chose d’analogue dans la génération du temps.

Comment se fait cette division des moments du temps dans la conscience primitive ? Selon nous, elle a lieu par la division même du pâtir et de l’agir. Quand nous éprouvons une douleur et réagissons pour l’écarter, nous commençons à couper le temps en deux, en présent et en futur. Cette réaction à l’égard des plaisirs et des peines, quand elle devient consciente, est l’intention, et selon nous c’est l’intention, spontanée ou réfléchie, qui engendre à la fois les notions de l’espace et du temps. En ce qui concerne l’espace, on a beaucoup reproché aux Anglais d’avoir fait une pétition de principe en prétendant en expliquer l’idée par une simple série d’efforts musculaires et de sensations musculaires, dont nous apprécions l’intensité, la vitesse et la direction. Postuler la « direction », en effet, n’est-ce pas déjà présupposer et postuler l’espace même, qu’il s’agissait d’engendrer dans notre esprit ? Mais, si le mot de direction est en effet assez malheureux, on peut y substituer celui d’intention. L’intention ne présuppose pas l’idée de l’espace ; elle ne suppose que des images de sensations agréables ou pénibles et des efforts moteurs pour réaliser les premières ou se dérober aux secondes. L’animal qui se représente sa proie, ou même qui la voit, n’a pas besoin de penser l’espace ni la direction pour avoir l’intention de l’avaler et pour commencer les efforts moteurs nécessaires. Direction, à l’origine, c’est simplement intention, c’est-à-dire image d’un plaisir ou d’une peine et des circonstances concomitantes, puis innervation motrice. De l’intention, peu à peu consciente de soi et de ses efforts, sortira la direction proprement dite et avec elle l’étendue.

Il en est de même pour le temps. Le futur, à l’origine, c’est le devant être, c’est ce que je n’ai pas et ce dont j’ai désir ou besoin, c’est ce que je travaille à posséder ; comme le présent se ramène à l’activité consciente et jouissant de soi, le futur se ramène à l’activité tendant vers autre chose, cherchant ce qui lui manque. Quand l’enfant a faim, il pleure et tend les bras vers sa nourrice : voilà le germe de l’idée d’avenir. Tout besoin implique la possibilité de le satisfaire ; l’ensemble de ces possibilités, c’est ce que nous désignons sous le