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autour de nous, et le terme même d’étendue est trop net pour exprimer ce chaos. Seul le mouvement y introduira plus tard des divisions, des distinctions, par l’effort qu’il suppose ; c’est le mouvement volontaire qui créera pour notre esprit la troisième dimension de l’espace, et sans lui tout resterait sur le même plan. Bien plus, la notion même de plan et de surface ne naîtra que si la surface est parcourue par un mouvement de la main et des yeux. Nous verrons tout à l’heure qu’il en est de même pour le temps.

Outre les trois premiers éléments de l’idée de temps : différences, ressemblances et nombre, la conscience nous met bientôt en possession d’un quatrième, dont l’importance est capitale : l’intensité, le degré. Selon nous, il y a une connexion intime entre le degré et le moment.

Entre les diverses sensations et les divers efforts moteurs de même espèce il existe en général des gradations et une sorte d’échelle qui permet de passer de l’un à l’autre. J’ai d’abord appétit, puis faim, puis une vive douleur d’estomac mêlée d’éblouissements et d’un sentiment général de faiblesse ; voilà l’exemple d’une sensation passant par une foule de degrés. Il en est ainsi de la plupart de nos sensations et de nos sentiments dans la vie habituelle : ils se ramènent à un petit nombre, mais ils sont susceptibles de variations perpétuelles, de dégradations ou d’accroissements presque à l’infini. La vie est une évolution lente ; chaque moment du temps présuppose un degré dans l’activité et dans la sensibilité, un accroissement ou une diminution, une variation quelconque, en d’autres termes, un rapport composé de quantité et de qualité. S’il n’y avait pas division, variation et degré dans l’activité ou la sensibilité, il n’y aurait pas de temps. Le balancier primitif qui sert à mesurer le temps et contribue même à le créer pour nous, c’est le battement plus ou moins intense, plus ou moins ému de notre cœur.

Les éléments qui précèdent nous fournissent déjà ce qu’on pourrait appeler le lit du temps, abstraction faite de son cours, ou, si l’on préfère, le cadre dans lequel le temps semble se mouvoir, l’ordre selon lequel il range les représentations dans notre esprit, en un mot la forme du temps. C’est un ordre de représentations à la fois différentes et ressemblantes, formant une pluralité de degrés. De plus, le souvenir même a ses degrés, suivant qu’il est plus ou moins lointain tout changement qui vient se représenter dans la conscience laisse en elle comme résidu une série de représentations disposées selon une espèce de ligne, dans laquelle toutes les représentations lointaines tendent à s’effacer pour laisser place à d’autres représentations toujours plus nettes. Tout changement produit ainsi