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GUYAU. — l’évolution de l’idée de temps

ce sont nos perceptions mêmes qui se font leurs cadres quand elles sont distribuées régulièrement. Dans une masse absolument homogène rien ne pourrait donner naissance à l’idée de temps : la durée ne commence qu’avec une certaine variété d’effets.

D’autre part une hétérogénéité trop absolue, si elle était possible, exclurait aussi l’idée de temps, qui a la continuité pour l’un de ses principaux caractères, c’est-à-dire l’unité dans la variété. Si notre vie passe à travers des milieux trop divers, si des images trop hétérogènes viennent frapper nos yeux, la mémoire se trouble, met avant ce qui est après, embrouille tout. C’est ce qui se produit aisément dans les voyages, où une foule de sensations sans rapport l’une avec l’autre se succèdent avec rapidité : Pascal observait que les voyages ressemblent aux rêves : si nous voyagions toujours sans jamais nous arrêter et surtout sans avoir organisé nous-mêmes le plan du voyage, nous aurions peine à distinguer la veille du rêve. Il faut une certaine continuité dans les sensations, une certaine logique naturelle ; il faut que l’une sorte de l’autre, qu’elles s’enchaînent toutes ensemble. Memoria non facit saltus. Pour constater le changement, il faut un point fixe ; la goutte d’eau ne se sent pas couler, quoiqu’elle reflète successivement tous les objets de ses rives c’est qu’elle ne garde l’image d’aucun. Nous, nous gardons celle des rives mêmes et de ce lit immobile où nous passons : l’espace.

La perception des différences et des ressemblances, première condition de l’idée de temps, a pour résultat la notion de dualité, et avec la dualité se construit le nombre. L’idée du nombre n’est autre chose à l’origine que la perception des différences sous les ressemblances ; les diverses sensations, d’abord les sensations contraires, comme celles de plaisir et de douleur, puis celles des différents sens, par exemple du tact et de la vue, se distinguent plus ou moins nettement les unes des autres.

Ainsi la discrimination, élément primordial de l’intelligence, n’a pas besoin de l’idée de temps pour s’exercer : c’est au contraire le temps qui la présuppose ; la notion même de séquence, à laquelle M. Spencer ramène le temps, est dérivée. Primitivement tout coexiste et les sensations tactiles ou visuelles tendent à prendre spontanément la forme vague de l’espace, sans distinction de plans, sans dimensions précises. Quand nous disons que tout coexiste, nous empruntons encore au langage du temps un terme trop clair, exprimant une relation consciente et réfléchie de simultanéité : à l’origine on n’a pas plus la notion de coexistence que celle de succession, on a une image confuse et diffuse de choses multiples, répandues