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ANALYSES.guyau. Morale sans obligation ni sanction.

Reste enfin la suprême ressource, l’équivalent tiré du risque métaphysique de l’hypothèse.

« Si je veux accomplir un acte de charité pure et définitive, et que je veuille justifier rationnellement cet acte, il faut que j’imagine une éternelle charité présente au fond des choses et de moi-même. » Illusion, dira-t-on peut-être. Qu’importe ? « Ne demandez pas aux théories métaphysiques d’être vraies, mais de le devenir. Une erreur féconde est plus vraie au point de vue de l’évolution universelle qu’une vérité trop étroite et stérile. »

Ici je ne puis m’empêcher de me rappeler cette autre parole de M. Guyau. « La vérité ne vaut pas toujours le rêve, mais elle a cela pour elle qu’elle est vraie dans le domaine de la pensée, il n’y a rien de plus moral que la vérité. Et quand on ne la possède pas de science certaine, il n’y a rien de plus moral que le doute. » J’ai peine à mettre d’accord ceci avec cela. C’est que le doute, dira peut-être M. Guyau, s’il exclut la foi, n’exclut pas, à mes yeux, l’hypothèse et l’action. Dans le doute, abstiens-toi de juger et d’agir. C’était la devise des pyrrhoniens c’est encore celle de la sagesse populaire. M. Guyau dirait bien plutôt dans le doute, risque-toi. « Je ne vous demande pas de croire aveuglément à un idéal, je vous demande de travailler à le réaliser. Sans y croire ? Afin d’y croire. Vous le croirez quand vous aurez travaillé à le produire. » Pascal avait déjà dit quelque chose d’approchant. « C’est en faisant tout comme s’ils croyaient. Naturellement même, cela vous fera croire. » Ainsi va le monde. Si Pascal vivait de nos jours, il transposerait sa méthode de la religion dans la morale.

Mais, encore une fois, quel est cet idéal qu’on nous invite à réaliser ? M. Guyau semble quelquefois nous le décrire sous les traits d’un amour universel ; mais il ne prétend pas nous recommander cette conception de préférence à une autre. Que chacun se fasse la sienne « pourquoi n’y aurait-il pas plusieurs lois possibles, par exemple celle de Bentham et celle de Kant ? Plus il y aura de doctrines à se disputer le choix de l’humanité, mieux cela vaudra. »

Toutes les hypothèses imaginables sont elles donc philosophiquement équivalentes, et la science morale n’a-t-elle aucun critérium qui puisse diriger notre choix ? Sont-elles toutes également vraisemblables ou également fécondes ? Supposé que l’une d’entre s’ajuste plus aisément à l’ensemble de nos connaissances positives, ne devrons-nous pas la préférer comme la plus probable ? et si un même voile d’incertitude les recouvre toutes, celles-là ne méritent-elles pas surtout notre choix qui ouvrent à notre activité un champ plus vaste en prolongeant, pour ainsi dire, par delà le monde des phénomènes, cette loi de vie et d’amour où la science même nous a fait voir la seule règle de moralité qu’elle autorise ? Il appartient à la philosophie de discuter au moins ces problèmes elle ne peut s’y refuser sans abdiquer et n’est-ce pas en effet l’abdication au profit de l’anarchie morale que M. Guyau lui propose ?