Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 19.djvu/330

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
326
revue philosophique

Le premier est tiré du plaisir du risque et de la lutte. Toute activité énergique et surabondante cherche et provoque le danger. Vivre, agir, c’est se risquer. « Le péril affronté pour soi ou pour autrui, intrépidité ou dévouement, n’est pas une pure négation du moi et de la vie personnelle : c’est cette vie même portée jusqu’au sublime. »

Mais M. Guyau ne se dissimule pas sans doute l’insuffisance de cet équivalent. Outre que le plaisir du risque et de la lutte s’attache aux grands crimes plus sûrement peut-être qu’aux grandes vertus, que dira t-il au cœur des faibles, des timides ? Que ceux-là se rassurent. « Plus nous irons, plus l’économie politique et la sociologie se réduiront à la science des risques et des moyens de les compenser, en d’autres termes à la science de l’assurance, plus la science morale se ramènera à l’art d’employer avantageusement pour le bien de tous le besoin de se risquer qu’éprouve toute vie individuelle un peu puissante. » En un mot « on tâchera de rendre assurés et tranquilles les économes d’eux-mêmes, tandis qu’on rendra utiles ceux qui sont prodigues d’eux mêmes. » Quel sera cet on perspicace et tout-puissant qui utilisera ainsi toutes les aptitudes pour satisfaire tous les goûts ? Il fait vraiment envie de vivre sous l’empire de ce compensateur universel. Par malheur, M. Guyau oublie de nous dire comment la société future, car c’est d’elle qu’il s’agit, pourra contenter ainsi tout le monde. Fourier était plus explicite.

C’est que le principe même sur lequel M. Guyau veut fonder la morale positive, le principe de « la plus grande intensité de la vie », est plus vague et plus flottant encore que le fameux principe benthamiste du « plus grand bonheur ». S’il est une notion obscure et équivoque, c’est à coup sûr celle de la vie, puisqu’elle confond dans son unité le jeu mécanique des organes et l’activité sentante de la conscience sans qu’on ait encore réussi à découvrir le passage de l’un de ces termes à l’autre. Comment comparer entre elles et mesurer les différentes formes de la vie ? Est-il même scientifiquement démontré que l’intensité de la vie soit supérieure à la durée ? Par une ironie singulière, la loi la plus générale de la vie est une loi ambiguë, une loi d’équilibre instable : l’activité vitale tantôt augmente et tantôt diminue en s’exerçant : ou plutôt, là où elle surabonde, elle peut se dépenser sans mesurer ; la dépense même est pour elle un gain ; là où elle est insuffisante, la moindre action est une perte peut-être irréparable. C’est le mot de l’Évangile Quiconque a déjà, on lui donnera encore ; mais pour celui qui n’a point, on lui ôtera même ce qu’il a. » Aurons-nous donc deux doctrines ; l’une pour les forts, l’autre pour les faibles ? Zénon et Épicure se partageront-ils à l’amiable l’humanité ? Que devient alors la morale fondée sur les faits ? Une morale à double face, sorte de Janus qui dit aux uns : « Économisez-vous, car vous êtes pauvres ; votre devoir est de vous ménager » ; et aux autres : « Prodiguez-vous, car vous êtes riches ; votre devoir est de vous dépenser. » Compensation, soit. Ne vaudrait-il pas mieux l’égalité ?