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Ainsi la métaphysique dogmatique, voudrait trouver dans la nature même des choses la justification du devoir. M. Guyau prouve éloquemment la vanité de ses efforts. L’hypothèse la plus probable dans l’état actuel des sciences, ce n’est ni l’optimisme ni le pessimisme, c’est l’indifférence de la nature. Mais hélas ! cette hypothèse a précisément pour effet de nous désintéresser du devoir : comment l’intelligence prendrait-elle au sérieux une autorité qui n’a point de fondement dans la vérité, je veux dire dans la nature des choses ?

Serons-nous du moins plus heureux, en nous interdisant toute échappée métaphysique et en cherchant dans la seule raison le fondement du devoir ? La raison, dit-on, est en possession d’une loi morale certaine, absolue, apodictique et impérative. Qu’importe si nous ne sommes jamais sûrs de la connaître en son véritable contenu ? Et combien de fois ce contenu n’a-t-il pas changé dans le cours de l’histoire morale de l’humanité ?

Le kantisme croit sauver le devoir en le concentrant tout entier dans l’intention. Mais « un être humain ne se résignera jamais à poursuivre un but en se disant que ce but est au fond indifférent, et que sa volonté seule de le poursuivre a une fin morale : cette volonté s’affaissera aussitôt et l’indifférence passera des objets jusqu’à elle-même ».

Chassée de la certitude, la morale se réfugie dans la foi ; bien mieux la foi morale se substitue de plus en plus à la foi religieuse. Le devoir de croire à Dieu est remplacé par le devoir de croire au devoir.

Ce n’est pas sans un sentiment d’anxieuse curiosité que l’on voit M. Guyau poursuivre la morale du devoir dans ce dernier retranchement. Mais est-ce bien une certaine morale que ses coups atteignent ou n’est-ce pas la morale même ?

Le devoir de croire au devoir n’est à ses yeux qu’une tautologie ou un cercle vicieux. « On pourrait dire aussi : il est religieux de croire à la religion, moral de croire à la morale, etc. : soit, mais qu’entend-on par devoir, par morale, par religion ? Tout cela est-il vrai, c’est-à-dire tout cela correspond-t-il à une réalité ? » Et il ajoute : « peut-être la science a-t-elle de la peine à fonder pour son compte une éthique au sens strict du mot, mais elle peut détruire toute foi morale qui se croit certaine et absolue. Insuffisante parfois pour édifier, elle a une force dissolvante incalculable. »

Aussi est-ce en définitive le scepticisme qui l’emporte ; mais M. Guyau est-il bien conséquent avec lui-même, lorsqu’il prétend faire de ce scepticisme un devoir ? « Doute oblige, si on peut dire que foi oblige. » Comment le doute créerait-il un devoir, quand on doute qu’il y ait un devoir au monde ? « Dans le domaine de la pensée, dit encore M. Guyau, il n’y a rien de plus moral que la vérité ; et quand on ne la possède pas de science certaine, il n’y a rien de plus moral que le doute. » — Mais si la vérité c’est qu’il n’y a rien de moral, en quel sens peut-on dire que la vérité est elle-même morale ? — Que le devoir nous commande de douter des choses douteuses, à la bonne heure : mais ce commande-