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Pour Démocrite en effet, tout arrive dans la nature non pas en vertu d’un ordre mais par une nécessité (ἀνάγκη) dérivant des faits antécédents. Pour chaque moment de la durée ceux-ci déterminent le présent. C’est donc uniquement à la recherche des causes qu’il convient de s’attacher ; la conquête de la vérité est à ce prix. La science positive moderne n’a pas d’autre méthode ni d’autre but, elle cherche les causes dans les effets sans se préoccuper des fins. Sans doute les causes qu’invoque Démocrite en biologie sont parfois des plus grossières et nous font presque sourire. Mais un système n’a jamais valu par ce que croit en tirer l’auteur : il vaut seulement par ce qu’en tirera l’avenir, comme nos locomotives les plus perfectionnées étaient en embryon dans la première pompe à feu. De même nous vivons encore sur ce fond que nous a légué Leucippe avec sa théorie des atomes, il y a plus de deux mille ans. Et si la constitution du monde, telle qu’il l’imaginait, c’est-à-dire formé d’atomes indépendants, est aujourd’hui combattue par des partisans de la continuité de la matière, les alternances de plus et de moins qu’ils y reconnaissent, répondent encore, en définitive, aux alternances de vide et de plein des premiers atomistes grecs. Aristote ne laisse rien de tel.

Selon toute apparence Démocrite n’eut jamais une connaissance du monde physique et du monde organique aussi étendue qu’Aristote. Cependant la science moderne est avec Démocrite contre Aristote. Elle n’a pas l’assurance que donne la conviction d’apprécier à leur juste valeur les relations des choses, ni la quiétude satisfaite d’avoir compris la Nature, de « repenser en quelque sorte sa pensée », comme dira Schelling, et de savoir le fond. Elle vit dans un perpétuel tourment de connaître, de remonter sans cesse aux causes, sans jamais espérer d’entrevoir la dernière. On prête à Démocrite ce not « Je préfère à tout l’empire des Perses, la découverte d’une vraie cause. » C’est qu’une vraie cause, une vérité scientifique nouvelle est un patrimoine définitivement acquis et dont l’humanité touchera les bénéfice jusqu’à la fin des siècles. Ainsi nous apparaît cette théorie des atomes sur laquelle nous spéculons encore, sans même voir comment nous la pourrions remplacer. La philosophie péripatéticienne a passé, Leucippe, Démocrite, Épicure restent les véritables pères de la science moderne, de la science positive ; et leurs grandes figures longtemps voilées sous les lourds préjugés, gravi sub relligione, se dressent à nos yeux dans une incomparable majesté, au seuil du savoir humain, à côté de Pythagore.

Georges Pouchet.