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est d’accord avec le Stagirite : pour lui la nutrition est la base et le point de départ de toutes les manifestations normales et anormales de la vie. On peut dire de son système biologique, qu’il est essentiellement « trophique ». Des plantes à l’homme les êtres vivants présentent des degrés de perfectionnement graduels. La nutrition se double d’abord de la sensibilité, puis de l’intelligence. Rien ne distingue l’homme spécifiquement. Nous ne pouvons que très mal juger du mérite d’Aristote comme physiologiste, nous manquons des données nécessaires pour le comparer à ses nombreux devanciers. Mais il paraît s’appliquer beaucoup plus qu’eux à l’étude des animaux. Il croit à une sorte d’unité de composition ou plutôt d’unité fonctionnelle, en vertu de laquelle certains organes essentiels doivent se retrouver chez tous, ou y être représentés par des équivalents. Enfin il distribue les animaux en groupes naturels, il saisit les analogies qui les rapprochent, il met au premier rang les caractères auxquels nous donnons encore aujourd’hui le plus d’importance. Aucune branche de la biologie ne lui échappe et, s’il fait peu d’allusions à la médecine, la zootechnie n’est pas omise.

Le cycle, comme on voit, est complet. L’œuvre est grandiose. Qu’on l’attribue ou non à un seul homme, le mérite du moins en revient tout entier à celui qui sut concevoir un pareil édifice. Et si de moins habiles y travaillèrent après lui, s’ils ont pu nuire à la netteté des lignes, émousser les angles, comme le temps qui ronge les détails d’une architecture et la couvre de végétations parasites, ils n’ont pu cependant masquer les grands traits du monument dont le majestueux profil se détache en pleine lumière à l’orient des sciences de la vie.

Comment se fait-il qu’après un tel épanouissement la biologie semble frappée d’arrêt ? Après Aristote deux de ses disciples, Théophraste et Aristoxène écriront encore sur les sciences, mais ce sera le dernier écho de l’enseignement du maître. Même, ses livres seront comme perdus, ils disparaîtront du monde philosophique partagé entre Épicure et Zénon. Comment ce Grec d’un si immense savoir, dont le nom emplira le moyen âge, et retentira jusque dans les universités maures d’Espagne[1] ; comment ce prodigieux génie n’eut-il aucune influence sur le développement des sciences après lui ? La perte totale de ses manuscrits pas plus que de sa doctrine n’eut retardé la marche du savoir humain, que ses disciples n’ont plus fait avancer après lui. Elle n’eut privé le monde d’aucune de ces données fondamentes sur lesquelles les siècles entassent leur

  1. Le sultan Youssouf, des Almohades, fut, on le sait, un fervent d’Aristote. Voy. Averrhoes dans la Nouv. Biogr. Univ. 1852.