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Chez l’enfant, allaité par sa mère et jouissant de ses soins, il se forme, avant tout, une solide association entre la figure de la mère et les sensations agréables qu’il éprouve, en apaisant sa faim, ou en se débarrassant, grâce aux soins de sa mère, d’une foule de sensations désagréables. Le fait de l’allaitement avec ses accessoires, les caresses maternelles y comprises, constituent une des plus grandes sources des jouissances enfantiles et l’agent le plus important dans le développement des sentiments plus complexes et plus élevés. C’est de ce noyau des sentiments de l’enfant, ou pour nous servir de l’expression de M. Fonssagrives[1], c’est de cette source physiologique de la connexion de la mère avec son enfant que jaillissent les sentiments à venir de la solidarité humaine et de l’altruisme. Mais il serait difficile d’exprimer cette idée mieux que ne l’avait fait M. Morel en disant : « L’éducation maternelle première, grâce à une foule de soins attentifs, de caresses instinctivement ingénieuses, à une longue incubation morale, si l’on peut s’exprimer ainsi, nous enfante à la vie spirituelle, comme nous avons été enfantés à la vie physique, et nous rend deux fois les fils de nos mères[2]. » Mais les soins maternels présentent un autre côté d’une importance plus grande encore. La maternité, comme on sait, excite même chez les animaux, des sentiments altruistiques qui ne se montrent point dans d’autres occasions. Chez l’homme la paternité excite tous les côtés intellectuels et moraux, et développe toutes les qualités supérieures qui sont le partage de la personne en question. C’est, selon Spencer, la raison pour laquelle la profession de parents et d’éducateurs constitue l’école, où les individus achèvent leur développement personnel. Celui-ci ou celle-ci, telle est la pensée de Spencer, n’est pas encore au bout de son éducation qui ne s’est pas rendu père ou mère ; car l’individu n’a pas encore éprouvé le sentiment de l’affection paternelle ou maternelle, et n’a point réalisé ce sentiment humanitaire qui provient des instincts génériques[3].

Sous le rapport de la vigueur du sentiment, la femme occupe la première place, parce que son organisation névro-psychique se distingue généralement par un développement du sentiment toujours plus élevé que celui de l’homme. Cette différence devient plus évidente encore durant la période de la maternité : à cette époque l’humanité et le désintéressement de la femme atteignent une hauteur inaccessible pour l’homme. Si la mère remplit les fonctions de

  1. Fonssagrives, Leçons d’hygiène enfantile, Paris, 1882.
  2. Morel, Maladies mentales, 1860, p. 561.
  3. Spencer, Éducation intellectuelle, morale et physique, trad. russe de l’anglais, 1877, à la fin du chapitre III (édition russe).