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ANALYSES.e. mach. Transformation des idées.

feuilles de l’arbre de la science qui sèchent et tombent après avoir vivifié pendant quelque temps l’organisme entier.

Ce qui favorise le plus la pensée scientifique dans les sciences naturelles c’est l’élargissement successif de l’expérience. Nous ne remarquons presque pas les choses auxquelles nous sommes accoutumés ; elles ne reçoivent pour ainsi dire proprement leur valeur intellectuelle que par le contraste du nouveau. Mais un miracle que l’on croit observer n’existe jamais dans le fait en lui-même, mais seulement et toujours dans l’observateur. L’intelligence plus forte cherchera, cela va sans dire, après que l’existence du fait aura été confirmée, à transformer ses idées habituelles sans en laisser entièrement modifier le cours.

C’est ainsi que la science devient l’ennemie naturelle du miraculeux et que l’étonnement excité fait bientôt place à un nouvel éclaircissement et à une nouvelle désillusion.

D’autre part, les idées les plus générales ne tombent pas non plus du ciel. Les processus et transformations de complexités de représentations n’ont point de commencement auquel on puisse remonter, car tout problème qui nous excite à une nouvelle assimilation semblable suppose une habitude de penser arrêtée. Ils ont aussi peu que l’expérience une fin qu’on puisse prévoir. Souvent une idée se développe par de telles transformations organiques essentielles que nous apercevons avec une émotion attristante les bornes restreintes de l’esprit humain, en voyant quelquefois deux grands savants contemporains en opposition. « La théorie des ondulations en optique de Huyghens est incompréhensible pour un Newton et l’opinion de Newton sur la pesanteur générale l’est de même pour un Huyghens. Et un siècle plus tard les deux idées en sont venues à se concilier même dans des têtes insignifiantes. »

Les hypothèses nous servent à expliquer les nouvelles expériences par l’ancienne manière de voir. Elles naissent dès l’enfance de la science d’une manière inconsciente. Plus tard elles deviennent dangereuses à mesure qu’on ne se rattache plus qu’aux faits. L’élargissement de l’horizon intellectuel force les complexus de représentations à se transformer. En effet, les méthodes des sciences naturelles, les assimilations intellectuelles les plus diverses, qu’énumère J. S. Mill, celles de l’observation, aussi bien que celles de l’expérience, font re connaître leur forme fondamentale : la méthode du changement, de la variation. C’est par elle que le naturaliste s’instruit. La comparaison fondée sur les modifications, sur les différences dans les ressemblances, dirige l’attention vers les plus hautes abstractions et vers les plus fines distinctions. Même l’animal reconnaît ce qu’il y a de semblable et de différent dans deux cas.

Le savant anglais Whewell a dit que le développement des sciences naturelles dépendait de deux facteurs : les idées et les observations. Les idées seules se volatilisent en spéculations, les observations seules ne produisent pas de science organique. En effet, nous voyons quel rôle joue