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naturels inaccoutumés ou d’un des produits de notre civilisation. Ce n’est pas le cas pour l’homme cultivé et instruit. Le cours des idées du sauvage n’est pas conforme à la nature des choses, qui le frappent. Les idées — nous préférerions dire : les représentations — de l’homme cultivé suivent les événements ou les précèdent, elles sont adaptées à un cercle plus grand d’observations et à une sphère d’activité plus grande ; il a des choses les représentations qui leur sont conformes. Lorsque nous nous mouvons dans un certain cadre d’événements qui se répètent avec régularité, nos représentations s’adaptent vite à leur objet. Le fait que nous pouvons prédire certaines choses est la preuve d’une régularité assez grande dans le cours des faits qui nous entourent pour que nos représentations puissent s’y adapter. Il est naturel que quand elles suivent avec facilité les événements et que nous pressentons les phases d’un phénomène, nous croyions que ce dernier est réellement conforme à nos représentations.

La croyance en cette force mystique que nous nommons causalité est fortement ébranlée lorsque nous entrons pour la première fois dans un nouveau cadre d’expériences, par exemple lorsque nous voyons les effets de l’électricité et du magnétisme qui paraissent se moquer de la mécanique.

Qu’arrive-t-il lorsque le terrain d’observation auquel nos idées, disons pour parler le langage précis de M. Stricker, nos complexités de représentations sont assimilées, s’élargit ? Les idées auxquelles on est accoutumé voudraient dominer et la nouvelle idée de même. C’est de cette différence partielle que ressort la question du « pourquoi ». Le problème ne disparaît que lorsque nos représentations se sont assimilées au cercle élargi de nos observations (p. 9), ou bien lorsque l’approfondissement de la science s’est produit. C’est alors que le travail historique recommence, jusqu’à ce que nous arrivions à un nouveau fait qui soit en contradiction partielle avec nos représentations acquises. Alors, avec une nouvelle observation, avec la découverte d’une nouvelle régularité des phénomènes, l’assimilation de nos idées se produit de nouveau et ainsi de suite.

« Le savant ne doit — comme dit Du Prel — jamais oublier qu’aussitôt que la vérité d’une hypothèse est reconnue, toute nouvelle confirmation n’est qu’un travail de superficie » (Flächenarbeit) en regard de l’approfondissement de la science.

Le monde nous paraît beaucoup moins simple qu’à un indigène de la mer du Sud non malgré, mais bien à cause de la pyramide de savoir que nous avons élevée et dont l’accroissement accroît aussi le nombre des problèmes et notre incertitude » (loc. cit., p. 14).

Les théories sont, comme M. Mach le disait il y a douze ans[1], les

  1. Die Geschichte und Wurzel des Satzes von der Erhaltung der Arbeit. Prague, 1872.