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ANALYSES.windelband. Introduction à la philosophie.

Locke, Malebranche, Leibniz même, dans ses écrits français, brillent par l’élégance et la clarté du langage, tandis que Descartes, avec son Discours sur la Méthode, est réputé un des fondateurs de la prose classique française, Kant est, jusqu’à cette heure, un des principaux corrupteurs de la langue allemande. Donc, tandis que les philosophes précédents de l’époque moderne offrent, sous mille rapports, un aspect vraiment moderne, Kant se présente, sous mille rapports, avec une forme tout à fait vieillie, démodée, pédante, moyen âge. Quelle idée que de prolonger l’ère antique de la philosophie jusqu’à Kant et de désigner un esprit pareil comme le représentant, l’incarnation de l’esprit et de la civilisation modernes ! Au contraire, il faudrait enlever Kant de ce siècle si fin, si progressiste, si ennemi du vieux, si exclusivement moderne, de la compagnie de Rousseau, Voltaire, Helvétius ; mais il faudrait le remettre dûment à la place qui lui convient, quelque part au milieu du xviiie et du xive siècle, parmi les Duns Scott et Albert le Grand, ou tout au plus parmi les derniers rejetons de la vieille scolastique et les premiers précurseurs d’un Descartes, d’un Berkeley.

On trouvera que les mérites mêmes de Kant, que nous ne voulons pas nier, portent beaucoup plus du côté antique ou conservateur que du côté moderne de la philosophie. Ainsi son apriorisme est très peu moderne. Dans la morale, l’impératif catégorique, l’idée du devoir tellement accentuée par Kant rappelle non seulement le Décalogue, mais l’essence même de l’esprit antique qui ne reconnaissait que des devoirs, tandis que l’humanité moderne réclame ses droits, sans cesse, avec des cris poussés par mille et mille bouches.

Rappeler un peu à l’ordre, avec l’idée du devoir, cette foule hurlante qui ne veut plus connaître que des droits, c’est juste, mais c’est antique, mais c’est peu original. En tout cas l’originalité la plus saisissable, la plus incontestable que présente Kant, c’est l’ouverture d’une ère de scolastique tout à fait nouvelle et originale, maniant des méthodes dialectiques qu’on n’avait jamais entendues auparavant, devenue célèbre, après Kant, surtout par les noms de Fichte, Schelling et Hegel.

On pourrait maintenant croire que M. Windelband ne sait rien de ce qui s’est passé. Nullement. M. Windelband est sans doute un professeur de beaucoup de talent et qui connaît son métier. Seulement il offre un exemple du degré auquel on peut être, en matière scientifique, aveuglé, possédé, contre ses propres lumières et convictions, par un préjugé traditionnel, particulier à une secte, par la foi, devenue superstitieuse, des Kantiens enracinés dans l’originalité révélatoire, presque surnaturelle du maître.

Ainsi on pourrait présenter une série d’observations qui, recueillies dans l’ouvrage de M. Windelband même, restreignent une à une les originalités sans comparaison et les mérites de Kant et les réduisent presque à leur juste mesure.

Après avoir déclaré qu’il faut avant tout accentuer l’originalité de