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ser ; qu’un abîme sépare la partie théorique de la partie morale et esthétique de sa philosophie, abîme que Kant, s’est vainement efforcé de combler, par toutes sortes de fictions, comme la liberté « intelligible. ». Si, dans des circonstances pareilles, Kant attribue à la croyance, et à la Raison pratique, ou à la morale une certaine supériorité sur la raison théorique, cela constitue un mérite très douteux, et cela, en outre, ressemble à la tendance pratique des sceptiques de tous les temps et à la foi des orthodoxes. Tout en concédant à la morale de Kant certaines qualités particulières, nous trouvons que, pour le primat du moral sur le physique, la philosophie de Schopenhauer lui est infiniment supérieure. Car Schopenhauer reconnaît sérieusement et réellement un ordre moral dans le régime du monde entier.

La philosophie de Kant serait la rupture avec toute philosophie, précédente. Nous venons de rappeler qu’il n’a pas rompu avec l’idéalisme antérieur, ni avec le réalisme non plus, qu’il s’est fait l’appui du matérialisme et de l’athéisme, toutefois sans rompre avec le théisme et le scepticisme. Tous les efforts de l’auteur de la Critique de la Raison pure pour appuyer le matérialisme, ont en même temps pour but de « rendre possible l’expérience, » c’est-à-dire d’élever, des remparts autour de l’empirisme. Les arguments dont Kant se sert sont empruntés, en partie à la vieille théorie des idées innées, en partie à l’apriorisme de Leibniz, en partie aux catégories d’Aristote. Tandis que Descartes, Locke et Berkeley avec toute leur suite et avec tant d’autres penseurs : modernes étaient des adversaires acharnés de aristotélisme et surtout, de la Logique d’Aristote, Kant est devenu un des défenseurs les plus enracinés, non seulement des catégories, mais tout particulièrement de la Logique aristotélique. Il est convenu, que jusqu’à un certain point la Critique de la raison pure n’est qu’une espèce de scolasticisme wolfien réchauffé. Personne ne conteste que la psychologie, de Kant avec ses facultés occultes innombrables, dites facultés de connaissance, portent des couleurs moyen âge. Avec quelle philosophie Kant aurait-il donc, rompu ? On y trouverait, même, un germe de spinozisme. Il est donc évident que la thèse de M. Windelband est directement opposées à la vérité. Kant n’a rompu avec aucune des philosophies précédentes, et, sous un certain rapport, son originalité est nulle. C’est une espèce d’éclectisme des plus bizarres, il est vrai par là même des plus originaux, qui ait jamais existé, et si, quelqu’un voulait chercher sous ce rapport l’originalité de, Kant, nous n’aurions rien à y, objecter.

Cependant on ne saurait perdre de vue que cette originalité-là a l’air, aussi peu moderne que possible.

Ramasser toutes les opinions contradictoires possibles ou plutôt impossibles, les amalgamer, et appeler cela criticisme κατ’ ἐξοχήν, voilà qui est une philosophie singulièrement, originale, mais médiocrement moderne.

Et, on n’a qu’à se rappeler le style fameux dans lequel Kant a rédigé les Critiques pour en achever l’image. Tandis que Hume, Berkeley,