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ANALYSES.windelband. Introduction à la philosophie.

mule si retentissante que le principe de la raison suffisante s’est opposé au principe de la nécessité aveugle, moralement indifférente de Spinoza. Le mot même de philosophie en exprime parfaitement le caractère. On ne signale pas par là l’amour de la science pure (épistèmè), mais celui de la sagesse (sophia) qui est du moins au même degré pratique et morale que théorique. Philosophe signifiait un sage, même un saint. Les philosophes d’un certain renom ont eu de tout temps une réputation de sainteté. Il est connu qu’au moyen âge même, Pythagore, Socrate, Platon, Aristote, ont été élevés au rang de saints les plus saints de l’Église. À l’époque moderne la nécessité aveugle de Spinoza n’a pas empêché, en raison d’un autre côté de sa philosophie, de le décorer, avant et plus que Kant, d’une auréole de saint. Et même jusqu’aujourd’hui dans la langue commune, on honore du nom de philosophe un homme qui se distingue, dans la vie pratique, par une conduite sage et noble. C’est déjà, de ce point de vue, bouleverser toutes les idées reçues et bien établies, que d’entourer Kant du nimbe d’inventeur de la morale et même d’élever la tendance morale de la philosophie de Kant à une hauteur et à une importance tout à fait inouïes et sans pareille. C’est véritablement saccager l’honneur et la gloire de toute la philosophie avant Kant pour en faire un cadeau immérité à celui-ci.

Mais ce qui est pire encore c’est qu’on revendique pour Kant un mérite qui, jusqu’à un certain point, est tout contraire à la réalité. L’intellectualisme pur, c’est-à-dire la notion d’une science purifiée de toute téléologie, de toute morale et théologie, et qui en rejette toute immixtion, c’est notoirement, non pas le caractère de l’esprit grec, mais, au contraire, celui de l’esprit moderne. Cet esprit, hostile à l’esthétique et à la morale, on l’a porté jusque dans la philosophie même. Donner à la philosophie la tâche de peindre simplement l’image de l’univers, sans se soucier le moins du monde des suites morales ou plutôt immorales ; voilà tout ce qu’il y a de plus moderne. Eh bien, si l’on ne peut dire que c’est là tout à fait l’idée que s’est formée Kant de la philosophie, il est sûr que son principal ouvrage, la Critique de la raison pure, a beaucoup contribué à la propagation d’une idée pareille de la science et de la philosophie. La Critique de la raison pure ne connaît, comme des vérités vraies, que les catégories du matérialisme, la causalité et la substance ; elle ne connaît ni la téléologie, ni la morale ni l’esthétique. Tout à fait inutiles au contenu positif des sciences naturelles, les catégories vraies de ce « livre capital de la philosophie allemande » n’ont pas de sens, si l’on ne leur attribue pas un but négatif, critique, dans l’acception commune du mot, — dirigé contre l’immixtion de la téléologie et de la théologie, de la morale et de l’esthétique même dans l’étude scientifique de la nature. La preuve en est, que d’ordinaire tous les matérialistes, athées et positivistes sont partisans déclarés de Kant. L’esprit négatif, athée, immoral même a tellement pénétré la Critique de la raison pure, que Kant lui-même n’a pu s’en débarras-