Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 19.djvu/227

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
223
ANALYSES.windelband. Introduction à la philosophie.

non pas seulement le caractère de la philosophie de Kant, mais celui de toute l’époque moderne (Kulturwelt der Gegenwart) [p. 119]. — c’est l’humiliation, le désespoir du savoir pur ! Chose curieuse ! M. Windelband attache la philosophie grecque à Socrate qui a dit qu’il ne sait qu’une chose, c’est qu’il ne sait rien ; et puis ce même Windelband déclare que c’est la marque de l’époque moderne de désespérer du savoir et de la science !

Maintenant, c’est sous ce rapport qu’il fait de Kant le représentant de l’époque moderne. Et de quelle sorte ? De telle sorte que Kant aurait élevé, conformément à l’esprit du siècle, la croyance, la morale et l’esthétique au-dessus du pur intellectualisme antique, au-dessus de la science pure. Il semble ainsi que Kant soit à la fois inventeur de la morale (de l’esthétique et de la croyance), et celui qui en affirme la supériorité sur la science pure, M. Windelband abhorre tout rapprochement qui tendrait à mettre cette conception de Kant en communauté avec l’opinion orthodoxe ou sceptique.

Tel est l’exposé des idées de M. Windelband. Si l’on veut maintenant en faire la critique, on trouve naturellement qu’il est faux que, jusqu’à Kant, toute philosophie ait été réaliste. Il est connu que Descartes a débuté par un idéalisme qu’a soutenu son école, surtout Malebranche. Le système de Leibniz est à moitié idéaliste, et celui de Berkeley l’est tout entier. Aussi l’expression la plus pure de l’idéalisme subjectif se trouve-t-elle chez Berkeley, non pas chez Kant. Hume, Berkeley, Locke, Spinoza, Bacon et Descartes sont loin d’être de simples étoiles qui s’effacent dans l’éclat du soleil de l’aristotélisme. S’il y a dans la Critique de la raison pure un élément moderne, peu considéré dans la philosophie grecque, la propriété en appartient à la philosophie anglaise et à la philosophie française. Cet élément est connu sous le nom de la théorie de la connaissance, cultivée, à l’arrivée de Kant, au moins depuis un siècle en France et dans la Grande-Bretagne. Le premier prix en fait d’originalité appartient à Descartes. L’époque tout à fait moderne de la philosophie commence non pas en Allemagne, dont toute la culture : est restée arriérée d’au moins un siècle après celle de la France, mais en France, avec Descartes. La formule cogito, ergo sum, le signale d’une manière indiscutable. Si l’on. cherche les antithèses, il sera beaucoup plus juste de dire qu’il n’y a que la philosophie grecque et la philosophie française, que d’opposer Kant à Socrate et de rattacher immédiatement la philosophie allemande à la philosophie grecque. En Allemagne même, Kant est précédé par. Leibniz qui s’était déjà présenté lui-même avec de Nouveaux Essais sur l’entendement humain. Ainsi l’originalité de Kant pour le fait même de la théorie de connaissance est une légende, une fiction déjà séculaire et, aujourd’hui, véritablement ridicule.

Bien loin d’être l’inventeur de l’idéalisme subjectif, Kant n’est pas même idéaliste pur. C’est un idéaliste qui ridiculisait Berkeley, son prédécesseur, déclarant que, quant à lui, Kant, il n’a jamais douté de