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La thèse que M. Schneider soutient et répète à satiété c’est que les sentiments et instincts sensoriels, à l’état normal, chez l’homme sain, le conduisent toujours, naturellement, à sa propre conservation et au bonheur. Mais chez les animaux supérieurs et encore plus chez l’homme, il y a souvent et même dans la plupart des cas des sentiments et des tendances qui entrent en lutte. Quel est le sentiment que l’homme doit alors suivre ? Quel est celui qui doit être subordonné ? Nous arrivons ici à la question de la subordination des plaisirs et des peines qui est, pour l’auteur, le principe fondamental de la morale. Il consiste dans « la répression et suppression du plus imparfait par le plus parfait, der Unvollkommeneren durch das Vollkommeneren ». Cette subordination des tendances et sentiments inférieurs aux supérieurs n’est pas une découverte due à la réflexion de l’homme ; mais la subordination consciente est sortie peu à peu de la subordination instinctive (ch.  VI, p. 202). Voici quelques exemples très simples de cette subordination. Nous avons faim, mais le seul aliment qui s’offre à nous, nous dégoûte ; la faim se subordonne au dégoût. Un animal tient sa proie, un concurrent plus fort survient, il s’enfuit : son premier instinct se subordonne à la crainte. Une mère ruine sa santé pour soigner ses enfants : l’instinct de la conservation individuelle se subordonne à celui de la conservation de l’espèce.

Mais que faut-il entendre par plus parfait et plus imparfait ? La perfection relative d’un phénomène biologique se juge, dans tous les cas, par son degré d’adaptation à une fin déterminée et elle est bonne dans la mesure où elle favorise la conservation de l’espèce. » Entre plusieurs tendances, la plus urgente, pour la conservation de l’espèce, doit se subordonner les autres. De même le degré de subordination de l’intérêt individuel à l’intérêt général se détermine par le degré d’urgence (Dringlichkeit) ; et il est clair que cette subordination doit varier suivant les circonstances. « L’adaptation parfaite dans le sens d’une conservation aussi parfaite que possible de l’espèce est l’un des plus importants devoirs de l’homme » (p. 274, 275).

Considérée dans ses diverses formes, cette subordination des plaisirs et des douleurs peut se diviser comme il suit : subordination inconsciente (ou physiologique), instinctive, consciente du but. La subordination instinctive comprend : 1o celle qui intéresse la conservation de l’individu (égoïsme instinctif) ; 2o celle qui intéresse la conservation de l’espèce (altruisme instinctif). La subordination consciente comprend deux classes correspondantes : 1o égoïsme réfléchi, 2o altruisme réfléchi (famille, État, etc.).

La subordination vicieuse a sa cause — ici l’auteur revient à la thèse exposée plus haut — non dans une imperfection du jugement, mais dans un vice des sentiments et de leurs rapports réciproques : la plus grande intensité et, par conséquent la prédominance ne se rencontrent pas là où elles devraient. D’ailleurs si la juste subordination des plaisirs secondaires aux plaisirs importants dépendait de