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ments supérieurs en tant qu’ils se rapportent à des événements futurs sont des anticipations directes ou indirectes, simples ou complexes, des impressions sensorielles » (p. 64). L’auteur essaye, à ce propos, d’expliquer comment le sentiment esthétique se ramène à la conservation de l’individu et de l’espèce. Une statue nous plaît parce qu’elle se rapporte à l’espèce humaine et à nous-même. Les divers sentiments qu’éveillent en nous un paysage, la mer calme ou orageuse, les hautes montagnes ou les grandes plaines avec leurs effets variés d’été ou d’hiver, de matin ou de soir — à quoi répondent-ils ? Aux sentiments réels que l’homme a éprouvés dans la nature, en lui arrachant son pain quotidien. « Depuis des générations sans nombre, nos ancêtres, le soir, ont goûté la satisfaction du travail fini ; c’est dans cette disposition d’esprit qu’ils ont contemplé le ciel au soleil couchant. Et si nous cherchons pourquoi la vue d’un tableau représentant un coucher de soleil, nous donne l’impression de calme et de paix, il n’y a qu’une réponse : c’est que, depuis d’innombrables générations, la vue du soleil couchant est associée au sentiment de la fin du travail, du repos et de la satisfaction. De même pour nos ancêtres, même les plus sauvages, s’il avait été indifférent dans leur lutte pour la vie que le temps fût chaud ou froid, sec ou pluvieux, que la mer fût calme ou orageuse, la vue des paysages sous ces différents aspects ne nous causerait pas aujourd’hui des sentiments différents » (p. 28-29).

Après avoir établi ses principes sous leur forme la plus générale, l’auteur a cru devoir consacrer un chapitre à l’éternelle discussion entre l’optimisme et le pessimisme. Il conclut dans le sens d’un optimisme mitigé. Nous ne nous y arrêterons pas.

Le chapitre suivant (III) revient à l’étude psychologique du plaisir et de la douleur, et a pour but d’en bien faire ressortir le caractère relatif. L’idéal du bonheur et du malheur ne varie pas seulement suivant l’espèce animale, la race, la nationalité, le sexe, l’individu, mais d’après l’âge, la situation et la disposition momentanée. « C’est une erreur universelle de l’humanité de croire et d’avoir cru jusqu’ici que le bonheur a pour condition un état stationnaire bien déterminé qui, une fois produit, donnerait un bonheur sans fin. » D’après l’auteur, cette erreur serait plus particulièrement propre aux communistes actuels (p. 111). En serrant la question de plus près, on voit que la relativité des plaisirs et des douleurs est triple : 1o en tant que les choses ne sont par elles-mêmes ni agréables ni désagréables, mais seulement dans leur rapport avec un individu déterminé et pour l’état du moment ; 2o en tant que le caractère agréable ou désagréable d’un sentiment dépend des états antérieurs (le malade dont la douleur diminue beaucoup se sent heureux ; le millionnaire, subissant une perte qui le laisse encore très riche, se sent malheureux) ; 3o en tant que nos plaisirs et nos douleurs sont différents, suivant le rapport qui existe entre notre état et celui des personnes qui nous entourent. (Un homme pauvre, transporté dans un milieu riche, sent fortement sa pauvreté.) Le caractère général de