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vie de tous les autres hommes, de même que tous les autres hommes ont une part de responsabilité dans la nôtre. On peut dire, à la naissance de chacun de nous, bien que l’application en soit plus cachée, ce que Massillon, d’après l’évangéliste saint Luc, disait d’un enfant royal : « Cet enfant vient de naître pour la perte comme pour le salut de plusieurs… »

Notre responsabilité s’étend indéfiniment autour de nous ; elle s’étend aussi en nous-mêmes jusque dans les actes où elle semble disparaître. Le fou n’est pas responsable des actes qu’il accomplit dans un accès de démence ; mais il a pu être, dans son passé, responsable des actes qui l’ont conduit à la folie. L’ivresse, la colère et, en général, toute passion violente ôtent la responsabilité directe des actes accomplis dans un état où l’on n’a plus la possession de soi-même ; mais cet état même, par les actes qui l’ont précédé et dont il n’est que la conséquence, peut engager au plus haut degré la responsabilité de celui qui s’est exposé à en subir les déplorable s entraînements. Dans ce livre exquis qu’il a intitulé modestement Études familières de psychologie et de morale, M. Bouillier s’est demandé s’il y a une responsabilité dans le rêve. Non, dit-il, si l’on entend par là une responsabilité directe ; oui, dans la plupart des cas, si l’on remonte aux causes personnelles du rêve pendant la veille, aux pensées dans lesquelles on s’est complu, aux imaginations, aux sentiments dont on s’est nourri ou qu’on n’a pas cherché à combattre, aux actes enfin qu’on a accomplis ou dont on a poursuivi l’accomplissement.

M. Bouillier nous invite avec raison à faire porter notre examen de conscience sur nos rêves eux-mêmes : « Pour la médecine de l’âme comme pour celle du corps, le rêve contient plus d’un indice que ne doit pas négliger quiconque tient à bien se connaître et à s’étudier lui-même. » Cette médecine ou plutôt cette hygiène de l’âme et du corps est, au fond, ce qui engage le plus directement et le plus constamment notre responsabilité morale. Il est impossible de faire, dans chaque action, le départ exact de toutes les responsabilités ; mais nous savons qu’une âme saine et un corps sain sont les conditions nécessaires de la perfection morale et qu’il dépend de nous, sinon de nous donner entièrement ces deux biens, du moins de mettre notre attention et nos efforts à les entretenir et à les développer. Il y a donc là une responsabilité générale et à celui qui saura la comprendre et en faire la règle de sa vie, « le reste sera donné par surcroît ».

Émile beaussire,
de l’Institut.