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E. BEAUSSIRE. — principes et conditions de la moralité

vie commune et qui assure l’unité de leur personnalité collective.

Il faudrait toutefois pousser bien loin l’hypothèse pour qu’elle suffise à tous les cas de personnalité collective. Ce ne serait pas assez de supposer pour toute nation, pour toute communion religieuse, pour toute société permanente, une âme commune, en possession d’une vie plus ou moins durable, il faudrait que les agglomérations passagères, qui manifestent pendant quelques instants une si merveilleuse communauté de sentiments, de pensées, de volontés, fussent animées aussi par une même âme, inopinément créée au moment où se rassemblent leurs éléments hétérogènes et prompte à rentrer dans le néant aussitôt qu’ils se dispersent. Il n’est pas besoin de telles hypothèses pour expliquer la communauté de la vie morale dans une association permanente ou accidentelle. Dans toute réunion d’individus, les actes collectifs ne sont jamais que la somme d’actes individuels et ils ont pour conséquence des états déterminés dans l’organisme ou dans la conscience de chaque individu. Les consciences semblent, il est vrai, se fondre en une conscience unique ; mais ce n’est qu’un effet de l’action morale que chaque individu exerce naturellement sur ceux qui l’entourent. Cette action va, dans certains cas, jusqu’à dépouiller un individu de sa volonté propre pour le soumettre aux suggestions impérieuses d’une volonté étrangère. Les âmes, soit qu’on entende par ce nom des êtres métaphysiques ou un ensemble d’états de conscience, ne sont pas impénétrables les unes aux autres comme les corps. Les faits de communication entre les imaginations, entre les sensibilités, entre les volontés, ont été observés de tout temps par les psychologues de toutes les écoles, sans attendre les récentes théories[1] du magnétisme et de l’hypnotisme. Et si la communication, dans certains cas extraordinaires, peut aller jusqu’à l’absorption, comment s’étonner qu’il s’établisse, entre des individus réunis, même fortuitement, une remarquable communauté de sentiments et de pensées ? Comment s’étonner surtout que les membres d’une société constituée, soumise aux mêmes lois, aux mêmes mœurs, aux mêmes croyances, aux mêmes influences héréditaires, manifestent cette communauté en un degré tel qu’ils paraissent animés d’une même âme dans une grande partie de leurs actes, à travers toutes les différences où se reconnaît leur personnalité individuelle ?

Il n’y a rien, dans la personnalité collective des sociétés ou des groupes humains qui suppose autre chose qu’une simple résultante d’actions tout individuelles ; mais en est-il ainsi de la personnalité

  1. Voir, en particulier, les curieux chapitres de la Recherche de la vérité sur la communication contagieuse des imaginations fortes.