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lité morale, avec tous les attributs de la personnalité individuelle. Nous avons appris à distinguer les nations des États qui les personnifient ou qui prétendent les personnifier pour le droit positif. Or, qu’est-ce qu’une nation ? s’est demandé M. Renan dans une récente et brillante conférence ? Où en trouver l’origine et comment en expliquer l’unité persistante, à travers tous les actes de violence qui tendent ou qui réussissent à la mutiler, si l’on n’y voit pas la formation et la vie propre d’un âme personnelle ?

Nous prêtons, enfin, la personnalité à une collectivité fortuite et passagère, à une foule par exemple qui, sur une place publique ou un théâtre, rassemblée le plus souvent par la seule curiosité, manifeste à un tel degré des passions communes et une volonté unique qu’il paraît difficile de n’y voir que la simple résultante des passions et des volontés de chaque individu. Quel critique dramatique n’a constaté l’unanimité des exigences vertueuses dans un public de théâtre, où se rencontrent, comme partout dans l’humanité, avec un petit nombre de nobles âmes, tous les degrés de l’indifférence morale et du vice ? Et quel historien politique n’a pu également constater la facilité avec laquelle, dans une émeute, les simples curieux et, parmi eux, les plus pacifiques, épousent souvent les passions des insurgés ?

Les sciences naturelles tendent aujourd’hui à considérer tout corps vivant comme une association de cellules, dont chacune a son organisation propre et sa vie individuelle. L’unité apparente de la vie, dans chacun des êtres que nous appelons une plante ou un animal, ne serait qu’une unité collective, comme la personnalité idéale des sociétés humaines. L’assimilation complète des sociétés aux individus pourrait donc se prendre en un sens tout à fait littéral, puisque les individus eux-mêmes ne seraient autre chose que des sociétés.

Une telle assimilation n’a rien que de légitime dans l’hypothèse matérialiste. Si l’unité de l’individu vivant n’est qu’une unité de composition, s’il ne possède aucune activité propre, nulle différence essentielle ne sépare les sociétés humaines des agrégats de cellules. Il n’y aurait également aucune différence entre les deux ordres de collectivités, dans l’hypothèse ultra-spiritualiste de M. Alexis Bertrand. Si chaque cellule possède l’activité consciente, tout corps vivant est vraiment une société, dans le sens humain du mot. Et si, comme trait d’union entre toutes ces petites consciences cellulaires, on suppose une conscience centrale, une âme indivisible investie du gouvernement de l’association, rien n’empêche de supposer également, dans les sociétés humaines, au-dessus de toutes les âmes dont elles se composent, une âme supérieure où se concentre leur