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jours moins que jamais, les hommes n’ont été disposés à confondre la volonté d’un supérieur quelconque, même la volonté présumée du supérieur divin, avec l’idée que leur conscience se fait du devoir. Bien loin de n’être qu’un acte de soumission à une puissance extérieure, le devoir naît dans chaque âme d’un acte d’indépendance et d’affranchissement. Il n’en faut pas moins reconnaître que les commandements extérieurs ont eu, dès le principe, et qu’ils ont conservé dans tous les temps, par les sentiments de respect et de crainte qui s’y sont attachés, une influence considérable sur la formation des idées morales. L’hérédité n’est pas tout dans l’acte moral, mais elle est tout peut-être dans la prédisposition universelle de la raison à concevoir l’acte moral et de la volonté à le produire. L’idée d’une loi morale et toutes les idées qui s’y rapportent : devoir, droit, justice, responsabilité, mérite et démérite, n’auraient peut-être jamais pris dans les esprits une forme précise, si elles n’avaient trouvé une sorte d’équivalent positif dans les lois promulguées et appliquées par les autorités humaines en leur nom ou au nom des dieux. Et s’il est impossible de contester cette influence héréditaire des lois positives sur la forme même de la loi morale, on ne saurait davantage mettre en doute la part immense que se sont faite dans le contenu de la loi morale les lois de toutes sortes auxquelles les hommes ont accoutumé d’obéir, en comprenant sous ce nom les traditions, les coutumes, les mœurs, aussi bien que les lois civiles ou les lois religieuses. Ce contenu de la loi morale varie suivant le degré de culture des consciences ; car la culture que chaque conscience a su se donner à elle-même y est pour infiniment peu, même dans les natures les mieux douées, en comparaison de la culture générale du milieu où la naissance les a placées et de toutes les causes qui, depuis l’origine de l’humanité, ont contribué à former l’état intellectuel et moral de ce milieu.

La volonté morale, la volonté du devoir n’est donc, pour la plus grande partie, que la résultante d’une série incalculable de forces dont les racines se perdent dans le passé le plus lointain et dont l’action s’étend dans un espace également indéfini. La volonté immorale, la volonté contraire au devoir n’est pas moins imputable au concours de toutes les forces qui, directement ou indirectement, dans la vie présente ou dans les vies antérieures dont la vie présente est l’effet héréditaire, ont agi sur les idées, sur les sentiments, sur les tendances de chaque individu. Il faut donc faire deux parts dans la responsabilité de tout acte bon ou mauvais : la première, la plus considérable, appartient à l’espèce et à toutes les divisions plus ou moins générales de l’espèce, races, nations, familles, sociétés particulières de toute nature ; la seconde, plus restreinte en ses