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E. BEAUSSIRE. — principes et conditions de la moralité

Jusqu’à quel point l’auteur de l’action a-t-il voulu que toute volonté se conformât à cette loi, alors même qu’il se laissait entraîner, dans sa propre conduite, à une volonté contraire ?

Ces questions se posent pour les plus jeunes enfants comme pour les hommes faits. Dès que l’enfant manifeste une volonté, elle ne recherche que la satisfaction du besoin présent ou le retour d’un plaisir déjà éprouvé. On sait toutefois que l’enfant montre de bonne heure un certain sentiment de justice. Il se révolte, au témoignage de Rousseau, contre un châtiment immérité, avec une intensité de passion qui ne saurait s’expliquer par la seule sensation de la douleur physique[1]. Il n’a encore aucune idée d’un devoir pour lui-même ; mais il sent déjà qu’il y a des devoirs pour les autres et dès qu’il sait parler, dès qu’on peut raisonner avec lui, on peut lui faire comprendre sans trop d’effort que les devoirs qu’il exige des autres, les autres peuvent aussi les exiger de lui-même. Les deux maximes fondamentales : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit à toi-même, » et « Fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fît » ne signifient pas autre chose que cette application à soi-même d’une volonté morale que l’on a déjà, d’une façon plus ou moins consciente, pour l’universalité des autres hommes.

Il est aisé d’éveiller dans les plus jeunes âmes l’idée générale du devoir et la volonté générale du devoir. Cette idée et cette volonté sont naturelles chez l’homme ou si l’on se refuse à y reconnaître une innéité absolue, elles sont l’objet d’une prédisposition héréditaire, dont l’origine est antérieure à toutes les traditions historiques. Nous avons réfuté les théories d’après lesquelles la conscience morale se réduirait à cette prédisposition, c’est-à-dire à l’habitude héréditaire d’obéir à certains commandements, qui n’auraient été primitivement que les ordres positifs des pères de famille, des chefs de tribus ou des prêtres et qui se seraient fixés dans les cerveaux, à travers toute la série des générations, comme des règles idéales. Comme nous l’avons montré, cette explication de l’origine du devoir n’aurait pour effet que de lui ôter toute autorité ; car, dans aucun temps et de nos

  1. Je n’oublierai jamais d’avoir vu un de ces incommodes pleureurs ainsi frappé par sa nourrice. Il se tut sur-le-champ ; je le crus intimidé. Je me disais : ce sera une âme servile dont on n’obtiendra rien que par la rigueur. Je me trompais ; le malheureux suffoquait de colère ; il avait perdu la respiration ; je le vis devenir violet. Un moment après vinrent les cris aigus ; tous les signes du ressentiment, de la fureur, du désespoir de cet âge étaient dans ses accents. Je craignis qu’il n’expirât dans cette agitation. Quand j’aurais douté que le sentiment du juste et de l’injuste fût inné dans le cœur de l’homme, cet exemple seul m’aurait convaincu. Je suis sûr qu’un tison ardent tombé par hasard sur la main de cet enfant lui eût été moins sensible que ce coup assez léger, mais donné dans l’intention manifeste de l’offenser. » (Émile, livre Ier.)