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E. BEAUSSIRE. — principes et conditions de la moralité

élevé, par rapport aux mêmes objets. On peut s’aimer dans ce qu’on a de plus grossier et de plus bas ; on peut s’aimer aussi dans ce qui fait la grandeur et la perfection de la nature humaine. Il y a également dans les attachements altruistes, dans l’amour proprement dit, dans l’amitié, dans le patriotisme, dans les sentiments esthétiques et jusque dans les sentiments religieux, dans l’amour de Dieu lui-même, des degrés de bassesse et des degrés d’élévation. Ces deux ordres de cercles se rapprochent à leurs degrés extrêmes. Le mysticisme sensuel de qui « fait la bête » en voulant « faire l’ange » s’identifie avec l’égoïsme sensuel ; l’amour de soi, quand il est l’aspiration vers la plus haute perfection que puisse concevoir l’être humain, s’identifie avec l’amour de Dieu. Subordonner toujours les sentiments les plus étroits aux plus larges, les plus bas aux plus nobles, c’est posséder la pureté du cœur, c’est assurer en même temps à l’autonomie de la volonté sa meilleure garantie ; car l’homme n’est jamais moins maître de lui-même que lorsqu’il ramène tout à soi et à ce qu’il y a eu soi de moins élevé.

La force et la fermeté de la volonté, la clarté et la justesse de l’esprit, la paix et la pureté du cœur sont la santé de l’âme. Il faut y joindre la santé du corps. On admire avec raison le mot de Bossuet : « Une âme guerrière est maîtresse du corps qu’elle anime. » Ce n’est pas seulement dans les combats et parmi les hommes de guerre qu’on peut citer de beaux exemples d’une volonté énergique et sûre d’elle-même dans un corps débile, brisé par l’âge, par la maladie, par de cruelles infirmités ; la vie civile a offert dans tous les temps des exemples non moins admirables. Ce genre d’héroïsme semble même si naturel à l’homme qu’il est l’objet d’une sorte d’ostentation chez les sauvages et, parmi les civilisés, chez des hommes que leur culture d’esprit et leurs qualités morales n’élèvent guère au-dessus des sauvages. Ce peut être le suprême effort d’une vertu sublime ; ce peut être aussi un jeu puéril et méprisable. Ce n’est pas moins, dans les deux cas, une violence faite à la nature et une telle violence n’est jamais qu’un acte exceptionnel, qui non seulement ne peut servir de règle pour tous les hommes, mais ne peut se maintenir, d’une manière suivie et constante, dans toute la vie de l’homme le plus courageux et le plus stoïque. Il faut glorifier l’héroïsme utile, mépriser l’héroïsme de vanité et de forfanterie et ne compter, pour l’ensemble de la vie morale, suivant l’antique maxime, que sur l’alliance d’une âme saine et d’un corps sain.