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E. BEAUSSIRE. — principes et conditions de la moralité

La personnalité, comme la responsabilité, se manifeste parmi les hommes et dans la vie de chaque homme aux degrés les plus divers. On en réserve souvent le nom pour ses degrés les plus élevés. On dit de certains hommes qu’ils manquent de personnalité. À quelques-uns, au contraire, on fait honneur d’une personnalité seule et éminemment digne de ce nom. On dit avec emphase : « C’est quelqu’un ! » — « Vous êtes un homme ! » dit Napoléon à Gœthe, lorsqu’il se fit présenter à Erfurtḥ l’auteur de Werther. Qu’entend-on par ce titre d’homme ou de quelqu’un dont on salue une personnalité bien douée ? Ce n’est pas la supériorité intellectuelle, ce n’est pas le génie, c’est avant tout la possession de soi-même, l’autonomie de la volonté. L’idéal formel de la morale se retrouve tout entier dans la plus haute personnalité. Il s’y retrouve avec des conditions que le concept abstrait n’a pu donner et que l’observation psychologique va nous découvrir.

Ces conditions sont la force et la fermeté de la volonté, la clarté et la justesse de l’esprit, la paix et la pureté du cœur.

Celui que Napoléon appelait « un homme » disait de lui-même : « Je suis devenu un homme et cela veut dire un combattant,

Ich bin ein Mann gewesen
Und das heisst ein Kämpfer seyn. »

Il disait encore : « De cette puissance extérieure qui enchaîne tous les êtres l’homme s’affranchit qui sait se vaincre lui-même,

Von jener Macht, die alle Wesen bindet,
Befreit der Mensch sich der sich überwindet. »

Ces combats continuels, cette série de victoires sur soi-même qui font l’homme, dans le sens le plus élevé du mot, ne doivent pas s’entendre comme des luttes violentes, désordonnées, comme une vie perpétuellement agitée et troublée. Il y faut la sérénité dans la force, la conscience de son pouvoir sur soi-même, la résolution constante de ne jamais ni l’abandonner ni le laisser faiblir, une attention toujours en éveil pour ne se laisser surprendre par aucune de ces influences qui, au dedans ou au dehors, tendent sans cesse à nous asservir. Voilà l’œuvre de la volonté et elle ne l’acccomplit que si elle est à la fois assez forte pour égaler sa résistance à tous les assauts, assez ferme pour faire face à tous les obstacles et pour s’épargner la nécessité de les vaincre, en travaillant résolument et constamment à les écarter.

Ni la force ni la fermeté ne suffisent si l’on ne sait pas discerner l’adversaire. Il faut voir clair et il faut voir juste pour soutenir