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de conscience, dans un milieu inculte ou sauvage. Plusieurs de ces actes ont revêtu incontestablement, pour ceux qui les ont accomplis, la forme du devoir et quelques-uns même ont exigé une sorte d’héroïsme. Loin d’infirmer la théorie formelle du devoir, ils la justifient ; car ils montrent partout, chez les peuples les plus étrangers à toute civilisation et dans les aberrations les plus monstrueuses des idées morales, l’acte moral reconnu et poursuivi dans la victoire d’une volonté forte et maîtresse d’elle-même sur tous les obstacles intérieurs ou extérieurs qui peuvent s’opposer à ce qu’elle considère comme une obligation rigoureuse. Un indigène d’Australie, raconte Darwin, se croit obligé, d’après la loi traditionnelle de sa race, de venger la mort d’un des siens par le meurtre d’un membre d’une autre tribu. Le fermier anglais qui l’emploie fait de vains efforts pour le retenir. Les menaces les plus terribles, la surveillance la plus étroite sont sans effet. Il s’échappe et ne revient qu’après sa vengeance accomplie, pour s’offrir, Régulus sauvage, au châtiment qu’il a encouru par sa fuite. Une conscience éclairée ne peut non seulement le condamner, mais lui refuser une certaine admiration. De tels exemples ne prouvent rien contre la valeur propre du principe de la volonté autonome ; ils prouvent seulement que la forme pure du devoir est insuffisante pour apprécier le véritable objet du devoir, dans tout l’ensemble des circonstances et des conditions qui concourent à le déterminer, et pour assurer, contre les influences de tout genre qui tendent à l’entraver ou la fausser, l’évolution théorique et pratique des idées morales.

L’analyse philosophique dégage le principe formel dans tout devoir et dans tout acte accompli par devoir ; mais ainsi isolé de tous les faits auxquels il est uni dans la vie réelle, il est comme le type formel de la machine à vapeur, qui seul, par sa simplicité, permet d’en concevoir clairement le mécanisme, mais qui ne suffirait ni pour construire, ni pour faire mouvoir aucune machine à vapeur. La morale formelle a besoin d’être complétée par trois ordres de considérations. En premier lieu, par des considérations subjectives. Il faut, soit pour agir soi-même, soit pour juger les actions d’autrui, rechercher dans quelles conditions se réalise la volonté autonome, quels éléments de la nature humaine lui prêtent un concours nécessaire ou l’obligent à lutter contre leur influence. La psychologie tout entière, dans le sens le plus large où l’entend la philosophie moderne, vient ici en aide à la morale ; non pas une psychologie abstraite, réduite aux observations les plus générales sur la vie intellectuelle de l’homme fait dans un milieu civilisé, mais : une psychologie concrète et vivante, qui ne sépare pas l’homme moral de