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E. BEAUSSIRE. — principes et conditions de la moralité

à l’état abstrait, si chacun le conçoit comme universel, chacun, au fond, a son idéal, approprié au degré de culture et d’élévation de son esprit. Chaque nation, chaque époque aussi a le sien. Le progrès de l’idéal est le signe le plus certain du progrès de la civilisation. La morale a précisément pour objet ce progrès, pour l’idéal qui lui est propre. Ce n’est donc pas dans cet idéal qu’elle peut trouver son premier principe.

Le premier principe de la morale ne peut être un idéal de perfection, mais un idéal formel, un idéal nu pour ainsi dire, dont la conception et la réalisation soient indépendantes de toutes les conditions si complexes et si variables auxquelles est soumise la nature humaine, dans l’ensemble de ses éléments et dans le cours de son évolution à travers les différentes phases de la vie individuelle et de la vie de l’espèce. La volonté autonome offre seule ce caractère. Dégagée, par sa définition même, de toute considération extérieure, elle ne ne demande, pour être conçue, qu’un effort d’abstraction et, avant même de se produire en une idée nette et distincte, elle se réalise sous une forme plus ou moins pure dans tout acte de vertu. Nul principe ne lui est supérieur ; car elle est le type de toute volonté raisonnable dans l’humanité et en dehors ou au-dessus de l’humanité. Partout où elle se réalise, elle est l’accord d’une volonté particulière avec toutes les volontés qui peuvent être conçues comme possédant ou cherchant à posséder leur pleine autonomie. Elle s’identifie avec la volonté idéale elle-même, qui ne peut se concevoir que sous la forme de la plus haute et de la plus parfaite indépendance. Les ordres qu’elle se donne à elle-même expriment des lois universelles. La contrainte qu’elle exerce sur elle-même n’est pas, d’un autre côté, une contrainte extérieure et tyrannique, puisqu’elle ne se soumet qu’à une loi reconnue, acceptée, voulue par elle-même, en même temps qu’elle se soumet à la loi universelle de toute volonté. On peut appliquer très exactement à la volonté autonome ce que Descartes dit de « la liberté du franc arbitre que j’expérimente en moi être si grande que je ne conçois point l’idée d’aucune autre si étendue en sorte que c’est elle principalement qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu ; car, encore qu’elle soit incomparablement plus grande dans Dieu que dans moi, soit à cause de la connaissance et de la puissance qui se trouvent jointes avec elle et qui la rendent plus ferme et plus efficace, soit à raison de l’objet, d’autant qu’elle se porte et s’étend infiniment à plus de choses, elle ne me semble pas toutefois plus grande si je la considère formellement et précisément en elle-même[1]. »

  1. Quatrième méditation.