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dérable dans l’évolution des idées morales ; mais cette part, si large qu’on veuille la faire, est toujours subordonnée à un principe antérieur et permanent qu’aucune tradition n’a pu établir.

Beaucoup de bons esprits croient trouver le fondement de la morale dans l’ensemble des facultés qui constituent la nature supérieure, la nature vraiment humaine de l’homme. C’est la doctrine qu’a soutenue de nos jours l’école spiritualiste française. Nulle doctrine n’est plus propre à éclairer les questions qui se rapportent à l’objet de la morale ; mais ici il ne s’agit encore que du principe premier d’où dérive l’obligation. Ce principe premier peut-il être un tout complexe formé par des facultés d’ordre différent ? Ce serait subordonner la morale à une psychologie raffinée dont les théories seront toujours contestées parmi les philosophes et seront dans tous les cas difficilement accessibles au vulgaire. De quelles facultés parle-t-on d’ailleurs ? De facultés réelles ou de facultés idéales ? Les facultés réelles, dans la nature supérieure comme dans la nature inférieure de l’homme, varient suivant les individus. La loi dont elles seraient le principe ne pourrait prétendre à l’universalité. Des facultés idéales peuvent être conçues sous une forme universelle ; mais comment un commandement, c’est-à-dire un acte exprès, un acte catégorique pourrait-il venir d’un idéal, c’est-à-dire d’un être de raison sans existence propre en dehors de l’esprit qui le conçoit ? Il faudrait remonter, avec les platoniciens, jusqu’au principe suprême en qui résident et se réalisent toutes les idées ; il faudrait revenir à la théorie du commandement divin. Le commandement divin peut avoir, dans l’ensemble des doctrines morales, une place légitime ; mais ce n’est pas comme point de départ, c’est comme couronnement de ces doctrines. La métaphysique religieuse ne pourrait fonder la morale sans lui enlever toute son indépendance ; elle peut prêter à la morale une autorité nouvelle et plus efficace, mais c’est à la condition d’être elle-même éclairée et comme vivifiée par la morale. Quant à l’idéal considéré en lui-même,

    distinguée, où des vues originales et profondes se mêlent à de très regrettables paradoxes. Ce qui y manque le plus, c’est la morale elle-même. L’auteur ne s’est fait, à cet égard, aucune illusion. Il reconnaît que ses « substituts » de la morale ne sont pas la morale. Il n’a prétendu qu’à se bâtir « une maisonnette au pied de la Tour de Babel » et, dans cette maisonnette, il ne veut être qu’un « moissonneur », un collectionneur de faits positifs, laissant à d’autres le travail du « semeur », qui s’en va, « la main ouverte, l’œil tourné vers les moissons lointaines, jeter au vent le présent, le connu pour voir germer un avenir qu’il ignore et qu’il espère ». Il ne s’attache qu’au réel, au désiré et il se détourne de l’idéal et du désirable. Or la morale est tout entière dans le désirable et dans l’idéal, dans ce qui doit être, non dans ce qui est : la plus riche moisson de faits ne constitue, suivant la très juste expression de M. Fouillée, que la physique des mœurs. »