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E. BEAUSSIRE. — principes et conditions de la moralité

fluence qui lui serait extérieure ne peut se réaliser que dans sa propre autonomie. Dans ce conflit de volontés contraires, qui est toute notre vie morale, le commandement appartient donc à la volonté autonome, à la volonté qui veut se rendre maîtresse d’elle-même ou, en d’autres termes, qui veut être à elle-même sa propre loi.

Ainsi se justifie, au point de vue pratique comme au point de vue spéculatif, la théorie de Kant. L’obligation morale n’existe pour la volonté qu’autant qu’elle se commande à elle-même l’observation d’une loi universelle, qui n’est autre que la réalisation de son idéal d’autonomie.

III

Une théorie fort en faveur aujourd’hui ne voit dans l’idée de l’obligation que l’impression héréditaire de certains commandements que l’autorité domestique et les autorités sociales ont attachés de tout temps à certaines actions. Nous ne pouvons désormais nous représenter ces actions sans les concevoir comme commandées et sans leur attribuer un caractère obligatoire. L’origine de l’obligation doit donc être cherchée dans le passé de l’humanité, dans des traditions qu’ont concouru à établir une série indéfinie d’actes particuliers plus ou moins arbitraires. Cette théorie ne ferait que constater et expliquer une illusion ; car les volontés réunies de tous nos ancêtres n’ont pas plus d’autorité que celles de nos contemporains. Or l’illusion une fois dissipée entraînerait avec elle la théorie même qui en aurait reconnu la véritable origine. « Ces idées et ces images, qui ne correspondent à rien de réel, dit très bien M. Guyau, n’ont rien qui les sépare de certaines hallucinations vulgaires ; elles tombent sous les mêmes lois ; comme elles, il me suffira de la parfaite conscience que ce sont de simples illusions pour les dissiper. Or, cette parfaite conscience, ne l’acquerrai-je pas du moment que je serai en quelque sorte parfaitement convaincu de votre système ? Ne serai-je pas alors affranchi de tout ce qui ressemble à une douleur, à une contrainte, à une obligation intérieure, de quelque façon que vous vouliez l’appeler[1] ? » L’obligation disparaît en effet, du moment qu’elle est reconnue pour une illusion de l’hérédité, et la théorie qui prétendait l’expliquer n’a réussi qu’à la supprimer. L’autorité des traditions a eu sans doute une part consi-

  1. La Morale anglaise contemporaine, page 329. M. Guyau vient de publier sur la morale un nouvel ouvrage, non plus historique mais dogmatique, dans lequel, renonçant à expliquer l’obligation, il se résigne à la supprimer, en lui cherchant des « équivalents ». Cette Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction est, comme tout ce qu’a écrit le jeune philosophe, une œuvre ingénieuse et