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Racine : « Voilà deux hommes que je connais bien ! » Nous sentons en nous une double volonté ; mais reconnaissons-nous, dans la volonté qui commande, dans la volonté du devoir, l’autonomie de la théorie kantienne ? Les deux hommes de Racine et de saint Paul sont également en face d’une volonté extérieure, la volonté de Dieu, à laquelle l’un veut obéir et contre laquelle l’autre se révolte : le premier ne prétend pas plus que le second à l’autonomie de sa propre volonté. — Il n’y prétend pas expressément, mais il l’affirme implicitement par cette libre volonté d’obéir à Dieu qui fait sienne en réalité la loi à laquelle elle se soumet. Dans tous nos jugements moraux, en effet, nous nous reconnaissons d’autant plus maîtres de nous-mêmes que nous agissons par devoir, d’autant plus dépendants que nous agissons par passion. Notre excuse la plus ordinaire, quand « la bonne volonté » n’est pas la plus forte, ce sont les entraînements des passions, c’est la séduction des mobiles de toute sorte qui s’opposent au devoir. Nous voudrions croire et nous cherchons à faire croire que nous n’avons pas été maîtres d’agir autrement. Nous nous représentons ainsi l’acte moral comme une preuve de force et d’indépendance dont nous n’avons pas été capables. Parfois aussi nous renverserons les rôles, nous dédaignerons d’excuser, nous prétendrons justifier, voire même glorifier notre conduite et tout l’effort de la sophistique morale aura pour objet de transformer notre défaite en une victoire, en un acte d’indépendance. C’est donc toujours dans la possession de soi-même, dans l’autonomie, que nous plaçons l’essence propre de la volonté morale.

Nous la reconnaissons aussi à cet autre caractère auquel Kant a rattaché sa première règle de morale : la volonté qui nous commande, qui nous impose lé devoir, est en nous une volonté universelle. Elle veut le même devoir pour tous les hommes, pour tous les êtres raisonnables et elle continue à le vouloir pour les autres, alors même qu’elle n’a pas la force de le vouloir résolument et victorieusement pour elle-même. Or, par cela seul que c’est une volonté universelle, c’est une volonté qui se place au-dessus de tous les mobiles particuliers et divers auxquels les hommes peuvent obéir ; elle n’accepte pour sa loi que la loi commune de toute volonté, c’est-à-dire une loi d’affranchissement et d’autonomie.

Enfin ce caractère d’indépendance absolue que nous avons reconnu à la loi morale[1] ne peut se trouver que dans une loi fermette. Or, la loi formelle d’une volonté excluant nécessairement toute in-

  1. Voir notre étude sur l’Indépendance de la morale, dans la Revue philosophique d’août 1884.