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l’énergie, c’est au contraire une production illimitée d’énergie[1] dans le monde de la conscience ; l’effet peut dépasser infiniment la cause, ou au contraire rester très inférieur et c’est pourquoi les lois aperceptives échappent absolument à la nécessité qui caractérise les lois de la nature.

Deux sortes de motifs agissent sur l’aperception et la dirigent : ce sont d’abord des motifs d’ordre émotionnel, les sentiments, les inclinations. Ce qui nous décide le plus souvent à faire attention à une représentation, c’est ce que M. Wundt appelle la valeur sensible de cette représentation, autrement dit le rapport de cette représentation avec nos tendances. Cette première forme de l’aperception qui obéit à la sensibilité nous est peut-être commune avec les animaux supérieurs. Il est bien probable que le chien aperçoit le gibier qu’il chasse de la même manière qu’un homme affamé aperçoit un pain chez un boulanger.

Mais l’aperception humaine se distingue de celle qui peut appartenir à l’animal, parce qu’elle n’est pas seulement dirigée par les inclinations pour ainsi dire vitales ; elles a ses lois propres, elle obéit à des principes régulateurs, à des normes qui ont ceci de particulier, d’abord qu’elles sont désintéressées et ensuite que nous pouvons les appliquer à toute expérience, sans jamais y être contraints. Ces normes sont le résultat le plus clair de toute notre expérience passée et peut-être de celle de nombreuses générations ; elles sont au nombre de trois : les normes logiques, esthétiques et morales. Les premières servent de principes au raisonnement, les secondes président aux combinaisons de l’imagination, les troisièmes dirigent notre conduite et lui donnent une valeur morale.

Les normes ou idées directrices n’agissent pourtant pas directement sur notre activité, en tant qu’idées. Elles se manifestent d’abord à notre conscience, sous la forme de sentiments, qu’on appelle les sentiments intellectuels, esthétiques et moraux, et c’est par l’intermédiaire de ces sentiments qu’au début toujours, pendant toute la vie quelquefois, elles exercent leur empire sur notre activité. Ainsi l’enfant qui commence à établir des rapports logiques d’idées est dirigé par une sorte de sentiment immédiat du vrai et du faux ; il sent l’accord des idées avant de le concevoir nettement. S’il fait le bien, et s’il évite le mal, c’est d’abord parce que le bien l’attire et que le mal lui répugne ; plus tard, quand le sens esthétique commence à se développer en lui, c’est encore par l’émotion agréable ou pénible

  1. Hier gilt ein Gesetz unbegrenzter Neuschöpfung geistiger Energie. Vol. II, p. 507.