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LACHELIER. — les lois psychologiques

mitif qui signifiait cheval. De même parmi les caractères de l’homme la faculté de parler, de réfléchir, ou bien encore l’assujettissement à la mort fut aperçu par ia conscience et devint pour ainsi dire le lien de toutes tes représentations d’hommes. L’étude des langues primitives confirme pleinement cette manière de voir. Les racines primitives désignaient le caractère dominant des choses, que la conscience avait aperçu plus nettement que les autres, et autour duquel elle s’était habituée à grouper les représentations. Ainsi le cheval était le rapide, l’homme le penseur ou le mortel, la terre la labourée, la lune la brillante, etc. On trouverait même dans nos langues modernes bien des mots qui témoignent de ce mode de formation des concepts. Ainsi nous appelons fauves les habitants des bois, et nous nous servons des termes de poil et de plume pour ramener à deux catégories tous les animaux que nous chassons. Le concept n’a donc pas été formé, comme on le dit trop souvent, par l’élimination des caractères qui n’appartiennent pas en commun à tout un groupe de représentations, mais au contraire par l’aperception d’un ou de plusieurs caractères dominants de ces représentations. Quand une représentation pénètre dans le champ de ma conscience, mon attention se porte tout de suite sur ces caractères et laisse tous les autres dans l’ombre. Si je me représente un homme, par exemple, je n’aperçois que sa faculté de penser, ou plutôt les organes et signes extérieurs qui manifestent cette faculté, tout le reste n’est que vaguement perçu et disparaît plus ou moins. Le mot s’associe directement à ces caractères et indirectement à toutes les réprésentations qui les présentent, et c’est ainsi que le mot s’applique à un objet particulier.

Mais plus tard le mot finit par se substituer au caractère dominant. C’est lui que j’aperçois sous la forme d’une représentation visuelle (mot écrit), ou auditive (mot prononcé) et dès lors les représentations avec tous leurs caractères, y compris le ou les caractères dominants, ne sont plus que confusément perçues, dans les parties obscures du champ de la conscience. Ce phénomène se produit même pour les termes concrets. Quand je lis le mot église, c’est le mot écrit (perception visuelle) qui occupe le point de vision distincte de la conscience et c’est assez vaguement que j’imagine une église romane ou gothique. Quant aux termes abstraits comme vertu, vice, ils n’éveillent plus que des images tellement obscures que nous ne les remarquons même pas.

Le même acte d’aperception, qui, groupant les représentations multiples autour d’un caractère commun, forme l’idée générale, peut, par une opération toute contraire, décomposer une représentation complexe en ses éléments, et donner ainsi naissance au jugement.